Traducere // Translate

L'orthographe est une politesse

Bernard Pivot a démontré que la dictée pouvait être un exercice ludique et, pendant près de vingt ans, ses célèbres Dicos d'or ont remporté un succès jamais démenti. Point de vue d'un passionné. Entretien avec Bernard Pivot

Par le Pr Jean-Philippe Derenne (Propos recueillis par)

Historia - Pensez-vous que nous vivions la fin de l'orthographe ?

Bernard Pivot - Non, parce qu'elle reste une politesse que l'on doit à notre langue, et une politesse que l'on doit à ceux à qui l'on écrit. Je suis encore optimiste - mais pour combien de temps ? - à cause de mon expérience des Dicos d'or, de ces dix-neuf années de dictées pour lesquelles l'engouement a été assez extraordinaire, pas seulement chez les adultes, mais aussi chez les jeunes. Le Crédit agricole a organisé pendant toutes ces années une sélection des scolaires : chaque fois, 500 000 collégiens et lycéens volontaires faisaient une dictée assez « piégeuse ». Pourquoi ce masochisme ? Parce qu'ils avaient envie tout simplement de se tester, d'affronter une dictée hors des normes, hors des notes, hors des critiques. Le succès des Dicos d'or vient de ce que c'était une compétition qui regroupait aussi bien des hommes et des femmes sans diplôme que des agrégés. Des gens de tous âges, de toutes conditions, de toutes cultures. Même des ménagères de moins de 50 ans s'y laissaient prendre ! Si la dictée n'avait été faite que par des plus de 60 ans, elle aurait été très vite retirée des programmes de la télévision. Autrefois, quand on passait le certificat d'études, si l'on faisait cinq fautes d'orthographe, on était éliminé, même si on avait 10 sur 10 en mathématiques. C'était complètement stupide, idiot, injuste. Malheureusement, on est tombé dans l'excès inverse. On est passé de l'orthographe valeur première, éminente, absolue, à l'orthographe bonus ou malus aléatoire, sans importance. Si l'orthographe n'est plus la valeur suprême, elle reste quand même, aux yeux de la majorité des Français, un principe de convivialité, d'éducation républicaine. Avec beaucoup de fautes de toute sorte, on ne brille pas aux yeux des gens qui peuvent vous donner du travail. Ou vous aimer pour toute la vie...

H. - L'orthographe est une façon de codifier le langage, elle est basée sur l'écrit. Pensez-vous que la domination de l'audiovisuel et de la téléphonie la mette en péril ?

B. P. - Oui, c'est là le grand danger qui menace l'orthographe. Je pense tout de suite aux SMS avec lesquels les adolescents communiquent entre eux en abrégeant les mots, en employant une écriture phonétique. Certains éducateurs disent qu'ils prennent des habitudes funestes ; d'autres pensent que ce n'est qu'un rite de passage, un code entre jeunes, qui, après ces débordements de communication joyeuse et farceuse, reviendront à l'orthographe classique. Je ne sais qui a raison. Il est sans doute un peu tôt pour le dire. Je pense que le SMS est quand même un danger. Mais il y a pire : on n'écrit plus. Les occasions de montrer qu'on a du style et une bonne orthographe sont beaucoup moins nombreuses. A cause du téléphone omniprésent chez les jeunes comme chez les adultes. Qui envoie encore des lettres pour raconter ses journées et ses nuits ? Même les cartes postales sont délaissées, quand le texte n'en est pas déjà imprimé ! En revanche, les courriels entre adultes sont une nouvelle manière d'échanger de l'écrit.

H. - Pensez-vous que l'usage de l'ordinateur et des systèmes de correction automatique de l'orthographe vont aggraver la situation ?

B. P. - C'est évident, puisque vous pouvez écrire sur votre ordinateur un texte bourré de fautes que la merveilleuse machine corrigera aussitôt. Ainsi la paresse est-elle encouragée. On ne fera pas l'effort de prendre un dictionnaire pour connaître l'orthographe d'un mot. Cette facilité de la vie moderne se fait au détriment de l'effort et surtout de la curiosité. Je crois que les hommes ne peuvent pas progresser sans curiosité. La curiosité pour l'orthographe fait partie des plaisirs de la vie. Moi qui ne passe pas une journée sans consulter un dictionnaire, je trouve que c'est toujours un plaisir de feuilleter soit Le Petit Larousse , soit Le Petit Robert , simplement pour confirmer l'orthographe ou le sens d'un mot sur lesquels j'ai des doutes.

Si j'étais professeur de français dans un collège - à Dieu ne plaise ! je n'ai aucune patience, grande qualité des bons enseignants - je commencerais l'année par un cours sur les dictionnaires : comment s'en servir ; qu'y trouver ; le plaisir de les feuilleter, de les consulter ; le bonheur des mots inconnus... J'essaierais de convaincre mes élèves que les dictionnaires ne sont pas des livres parmi d'autres, mais des amis, des serviteurs qu'on doit toujours avoir à portée de la main, et que, dans la vie, la richesse de vocabulaire donne des atouts et du prestige, le respect de l'orthographe, de la classe.

H. - Pensez-vous que l'enseignement du français soit satisfaisant ?

B. P. - Ah, vaste et terrible question ! Tous les professeurs n'essaient pas de donner aux élèves la curiosité de l'orthographe. Et ceux qui les incitent à avoir cette curiosité sont de moins en moins nombreux, me dit-on. Pourquoi ? Parce que l'orthographe est aujourd'hui considérée comme une valeur vieillotte, facultative, ornementale. Vous êtes bon en orthographe ? C'est bien. Votre orthographe est calamiteuse ? Bof ! Ce n'est pas grave.

H. - La connaissance de l'orthographe passe par la lecture. Qu'en est-il chez les jeunes ?

B. P. - Là aussi, il faut moduler. Il y a toujours heureusement, mais de moins en moins, me dit-on, des adolescents qui lisent beaucoup. Mais la lecture ne donne pas obligatoirement une bonne orthographe. Il faut prendre la peine d'écrire les mots difficiles. Ainsi resteront-ils dans la mémoire du lycéen. Lire, c'est bien, c'est formidable, c'est nécessaire, mais ce n'est pas suffisant. Il faut aussi inciter les élèves à tracer sur le papier ou à taper sur l'ordinateur les verbes dont la conjugaison n'est pas évidente, les adjectifs avec des trémas, les mots qui sont des faux amis...

H. - Pensez-vous que l'orthographe actuelle, fixée en 1835, doive s'adapter ou rester inchangée ?

B. P. - Mais l'orthographe évolue, très lentement, imperceptiblement ! Certains mots ne s'écrivent pas aujourd'hui de la même façon qu'il y a cinquante ans.

H. - Est-ce que beaucoup de gens utilisent l'accent circonflexe ?

B. P. - Il se trouve que j'ai participé aux réunions d'un comité pour la rectification de la langue française. J'avais accepté parce qu'il me paraissait sain de mettre un peu d'ordre et de bon sens dans le redoublement des consonnes, dans le pluriel des mots composés, dans des orthographes bizarroïdes, etc. On avait fait du bon travail. Le conseil allait déposer ses propositions quand certains de ses membres ont voulu aller plus loin : supprimer l'accent circonflexe sur le « i » ou le « u ». Tollé immédiat des écrivains, en particulier de gauche. La même chose s'est produite en Allemagne récemment. J'étais moi aussi contre cette suppression de l'accent circonflexe parce c'est l'esthétique de la langue française qui s'en serait trouvée modifiée, altérée. Les écrivains ont considéré qu'une langue modifiée dans son esthétique n'était plus alors celle de Proust, de Malraux, de Gide... ni la leur. Toute la réforme a été bloquée, neutralisée, congelée à cause de ce sacré accent circonflexe. Est-ce bête?

Niciun comentariu: