Pendant que les deux principaux candidats à l’élection
présidentielle française faisaient assaut de ces « petites
phrases » qui élèvent tellement le niveau du débat
électoral, et où se marque cette différence qu’une opinion
obtuse ne parvient toujours pas à repérer, le président de
la République et le premier ministre s’occupaient des choses
sérieuses : ils tranchaient conjointement et définitivement
sur quelques grands dossiers. En particulier ceux sur
lesquels, sans états d’âme apparents, ils demandent aux
citoyens de se prononcer après coup.
Pour ce qui est, entre autres, de l’âge de la retraite, des fonds de pension, de la « libéralisation » des services publics, de la politique salariale et de la flexibilité du travail, inutile de perdre son temps à lire les programmes ou professions de foi des candidats : tout a déjà été décidé. Où ? A Paris, au Parlement ou au gouvernement ? Non, à Barcelone lors du sommet des chefs d’Etat ou de gouvernement de l’Union européenne (UE), les 15 et 16 mars dernier. Le véritable programme commun à M. Jacques Chirac et à M. Lionel Jospin pour les années à venir figure dans le document intitulé « Conclusions de la présidence, Conseil européen de Barcelone », et qui, en bonne logique démocratique, devrait faire partie des documents adressés à tous les électeurs.
On pourrait également y joindre un article de M. Michel Barnier, commissaire européen, intitulé « Le grand secret de la présidentielle ». Il y aurait donc un secret expliquant pourquoi le vote des citoyens est par avance vidé de contenu ? Le commissaire Barnier nous le livre : « Ce grand secret, c’est d’abord et avant tout que la plupart des décisions que les candidats vont s’engager à prendre avec la confiance du peuple ne relèvent plus d’eux seuls. (...) Si nous voulons un débat honnête, il faut le dire : dans beaucoup de domaines, il faudra aux futurs élus passer d’abord par Bruxelles et Strasbourg (1). » L’argumentation de M. Barnier est exacte, mais très incomplète.
Bruxelles, c’est la Commission, et Strasbourg, le Parlement européen. L’une a le monopole de la proposition des actes législatifs communautaires (directives, décisions, règlements), mais, sauf en matière de concurrence, n’a pas le pouvoir de décision, qui appartient au Conseil des ministres (Conseil de l’Union) siégeant en formation spécialisée : économie et finances, agriculture, etc. ; l’autre dispose de pouvoirs variables selon les domaines, pouvant aller jusqu’à la codécision avec le Conseil. Mais c’est le Conseil européen, et lui seul, qui définit les grandes orientations que la Commission, le Conseil et le Parlement devront ensuite impérativement mettre en œuvre. Les conclusions des sommets sont d’ailleurs un catalogue de prescriptions : le Conseil européen « engage le Conseil et le Parlement à adopter dès que possible... », le Conseil européen « invite la Commission à... », « le Conseil européen a décidé que... », etc. Donc « Bruxelles » et « Strasbourg », loin d’être à l’initiative des décisions, ne travaillent en définitive que dans un cadre politique fixé à l’unanimité par les responsables gouvernementaux des Quinze. Donc, en France, par les deux têtes de l’exécutif. Un « secret » d’importance que M. Barnier omet de nous dévoiler.
Dans ces conditions, les intéressés ont tout intérêt à tenir « avec l’“Europe de Bruxelles”, une coupable idéale, maniant cornues technocratiques et pouvoirs indépendants, pour des décisions politiquement difficiles à assumer (2) ». Celles prises à Barcelone, et pas à Bruxelles (mais le public ne fera pas la différence), entrent effectivement dans cette catégorie, et l’on comprend mieux le battage médiatique organisé autour de certaines, qui ne sont que des sursis à exécution, et le silence sur d’autres, qui, pourtant, sont lourdes de conséquences.
Dans un émouvant geste de solidarité intergouvernementale, les Quatorze ont ainsi laissé à MM. Chirac et Jospin le temps de franchir le cap des élections françaises en se drapant à bon compte dans le drapeau de la défense du service public : « Ce que les commentateurs ont appelé “compromis” n’est donc rien d’autre en vérité que l’expression de la compassion de leurs collègues européens pour deux candidats en campagne. A charge de revanche (3). »
Un petit lot de consolation cependant, pour sauver la face des Français : la demande faite à la Commission de rédiger un projet de directive sur les « services d’intérêt économique général » avant la fin de l’année, mais en respectant l’article 86 du traité, qui fait référence à une série d’autres affirmant surtout le primat de la concurrence. Un exercice qui s’apparente un peu à la quadrature du cercle. Une vraie « victoire » de la France aurait consisté à subordonner la libéralisation de l’énergie à l’approbation d’une telle directive, mais cela, nous dit-on, aurait nui à la crédibilité de l’UE aux yeux des « marchés », les seuls électeurs qui comptent vraiment.
A aucun moment, avant d’aller plus loin en matière de libéralisation, les chefs d’Etat et de gouvernement n’ont pris en considération les problèmes de sécurité d’approvisionnement énergétique, d’investissements à long terme et de couverture territoriale. La libéralisation est de toute manière décidée irrévocablement pour 2004 et les éventuelles décisions sur ces questions remises à 2003. La proie d’un côté, l’ombre de l’autre. Les membres du Conseil européen se sont encore moins interrogés sur le bien-fondé de toute libéralisation du marché de l’énergie (pour ne pas parler de l’eau et des transports), et ce à partir du bilan des exemples existants. On le comprend parfaitement, car ce bilan aurait mis à nu les véritables motivations, d’ailleurs non exclusives l’une de l’autre, de la plupart d’entre eux : idéologie libérale militante et soumission à de grands intérêts privés.
Car, s’il est une finalité totalement étrangère à la libéralisation du marché de l’énergie, c’est celle de l’intérêt public. Hôte du sommet de Barcelone, le président du gouvernement espagnol, M. José Maria Aznar, s’est bien gardé d’évoquer la situation de son propre pays. Cinq compagnies privées s’y partagent le marché national, et les coupures d’électricité sont désormais monnaie courante, bien que la facture aux usagers comporte une clause de garantie de maintien de la puissance fournie. Et « la société doit se préparer à pire », affirme l’administrateur d’une des electricas (4).
Quant à l’exemple de la Californie, que des atlantistes aussi forcenés que MM. Aznar, Silvio Berlusconi et Anthony Blair devraient considérer comme un modèle, il est calamiteux sur tous les plans : pannes de courant de longue durée affectant jusqu’à la sacro-sainte Silicon Valley, augmentation des tarifs de 500 à 1 000 %, ponction du contribuable à hauteur de 20 milliards de dollars (auxquels pourraient s’ajouter 43 milliards supplémentaires) pour financer des contrats que l’Etat a dû passer en catastrophe pour pallier les carences du secteur privé, etc.
Commissaire à la régulation de l’électricité de l’Etat, M. Carl Wood ne mâche pas ses mots : « Il est évident que personne ne devrait suivre l’exemple de la libéralisation en Californie. Il s’est révélé désastreux sur tous les plans. (…) La situation actuelle est le chaos. (…) En fin de compte, la Californie n’est pas le seul exemple de la libéralisation. C’est simplement le plus spectaculaire. On a agi de la même manière au Royaume-Uni et en Australie, avec des résultats identiques (5). » Là comme ailleurs (transport ferroviaire, services postaux, etc.), l’UE va maintenant s’évertuer à rattraper son « retard » sur les Etats-Unis…
Ce n’est pas la seule nouvelle que les électeurs français apprendront à la lecture des « Conclusions de la présidence » espagnole de Barcelone. Qu’ils « sautent », dans les programmes des candidats, les passages sur l’âge de la retraite, puisque la décision est désormais « actée » officiellement par l’UE, et donc par la France : « Il faudrait chercher d’ici à 2010 à augmenter progressivement d’environ cinq ans l’âge moyen effectif auquel cesse, dans l’UE, l’activité professionnelle. Des progrès à cet égard seront examinés chaque année avant le Conseil européen de printemps. » Les élections n’arrêteront donc pas le « progrès ».
Autre information utile : bientôt des fonds de pension européens, donc français. L’introduction ou non de ces fonds, destinés tôt ou tard à se substituer aux systèmes de retraite par répartition, ou du moins à les réduire à la portion congrue, n’est désormais plus un enjeu électoral en France. L’affaire est en marche, et qu’importent les leçons à tirer de ceux qui existent aux Etats-Unis (lire « Aux Etats-Unis, des retraites toujours plus inégales »). Donc autant de nouvelles pages de programmes électoraux à « sauter ». Si cette décision ne figure pas dans les conclusions de la présidence, c’est qu’elle avait été réglée en amont du Conseil européen, lors du Conseil des ministres Ecofin (affaires économiques et financières) tenu le 5 mars. C’est M. Laurent Fabius qui y représentait, seul, la France, sans être handicapé par les impératifs de la cohabitation. Il a ainsi pu signer un document demandant au Conseil et au Parlement d’approuver en 2002 une série de projets de directives, dont celui sur « les fonds de pension professionnels ».
Plus qu’aucun autre sommet européen, celui de Barcelone aura fait la démonstration du caractère profondément antidémocratique de la décision dans l’UE. Tout d’abord parce que, barricadé dans un quartier de la capitale catalane placé sous protection quasi militaire, les chefs d’Etat et de gouvernement prenaient des décisions en totale contradiction avec les aspirations qui s’exprimaient massivement dans la rue : après le cortège syndical du jeudi 14 mars, fort de 100 000 manifestants exigeant une Europe sociale, les mouvements sociaux avaient mobilisé plus de 300 000 personnes le samedi 16 mars pour dire « non » à « l’Europe du capital » et pour affirmer qu’« une autre Europe est possible ». Cet autisme est pour le moins préoccupant au moment où les gouvernements n’ont que la « société civile » à la bouche.
Mais, pour ceux qui considèrent à juste titre que, si la politique doit être à l’écoute de la rue, elle doit être faite par ceux que le suffrage universel a désignés, le bilan de Barcelone est tout aussi choquant, ses traits caricaturaux étant mis en évidence par le contexte particulier d’une période électorale. C’est en effet le lot ordinaire de tout Conseil européen, voire de tout Conseil de l’Union, de prendre des décisions pour lesquelles les gouvernements ne disposent d’aucun mandat particulier des parlementaires et encore moins des électeurs, voire savent pertinemment que, s’ils étaient consultés, ces derniers les rejetteraient. Ce serait évidemment le cas, entre autres, de l’allongement de cinq ans de l’âge de la retraite décidé par MM. Chirac et Jospin. La malchance des deux cohabitants est la fâcheuse coïncidence entre la campagne électorale (où ce thème est censé être mis en débat) et une présidence espagnole de l’UE ne dissimulant pas son ultralibéralisme. Cette malchance a cependant d’heureuses conséquences pédagogiques pour les citoyens les moins informés de la logique profonde de l’Union.
Ces citoyens ne lisent sans doute pas tous Le Figaro Magazine. Ils y trouveraient pourtant la révélation d’un « secret » aussi utile que celui livré par le commissaire Barnier, mais que les gouvernants se gardent bien d’éventer : celui du fonctionnement de la machine à libéraliser qu’est l’UE. Le voici : « La concurrence intraeuropéenne exercera une pression telle que nos futurs gouvernements devront renoncer à quelques aberrations qui alimentent d’importantes sorties de capitaux. Citons-en trois : l’impôt de solidarité sur la fortune, l’impôt sur les bénéfices des entreprises et les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu. (...) De la libération des prix à la flexibilité accrue du travail, en passant par la fiscalité, c’est à notre engagement européen, et à lui seul, que nous devons autant de réformes successives que nous n’aurions pas su ou pas pu mener par nous-mêmes (7) ». Chacun pourra ainsi connaître la généalogie et la signification exacte du mot « réforme », champion toutes catégories du lexique libéral et social-libéral.
Le minimum à attendre des candidats à toutes les fonctions serait qu’ils expliquent à ceux dont ils briguent les suffrages comment, à supposer qu’ils en aient l’intention, ils entendent faire face à ce qui n’est plus seulement un déficit démocratique, mais une véritable mise à la trappe de la souveraineté populaire, un vice structurel de l’actuelle construction européenne.
Pour ce qui est, entre autres, de l’âge de la retraite, des fonds de pension, de la « libéralisation » des services publics, de la politique salariale et de la flexibilité du travail, inutile de perdre son temps à lire les programmes ou professions de foi des candidats : tout a déjà été décidé. Où ? A Paris, au Parlement ou au gouvernement ? Non, à Barcelone lors du sommet des chefs d’Etat ou de gouvernement de l’Union européenne (UE), les 15 et 16 mars dernier. Le véritable programme commun à M. Jacques Chirac et à M. Lionel Jospin pour les années à venir figure dans le document intitulé « Conclusions de la présidence, Conseil européen de Barcelone », et qui, en bonne logique démocratique, devrait faire partie des documents adressés à tous les électeurs.
On pourrait également y joindre un article de M. Michel Barnier, commissaire européen, intitulé « Le grand secret de la présidentielle ». Il y aurait donc un secret expliquant pourquoi le vote des citoyens est par avance vidé de contenu ? Le commissaire Barnier nous le livre : « Ce grand secret, c’est d’abord et avant tout que la plupart des décisions que les candidats vont s’engager à prendre avec la confiance du peuple ne relèvent plus d’eux seuls. (...) Si nous voulons un débat honnête, il faut le dire : dans beaucoup de domaines, il faudra aux futurs élus passer d’abord par Bruxelles et Strasbourg (1). » L’argumentation de M. Barnier est exacte, mais très incomplète.
Bruxelles, c’est la Commission, et Strasbourg, le Parlement européen. L’une a le monopole de la proposition des actes législatifs communautaires (directives, décisions, règlements), mais, sauf en matière de concurrence, n’a pas le pouvoir de décision, qui appartient au Conseil des ministres (Conseil de l’Union) siégeant en formation spécialisée : économie et finances, agriculture, etc. ; l’autre dispose de pouvoirs variables selon les domaines, pouvant aller jusqu’à la codécision avec le Conseil. Mais c’est le Conseil européen, et lui seul, qui définit les grandes orientations que la Commission, le Conseil et le Parlement devront ensuite impérativement mettre en œuvre. Les conclusions des sommets sont d’ailleurs un catalogue de prescriptions : le Conseil européen « engage le Conseil et le Parlement à adopter dès que possible... », le Conseil européen « invite la Commission à... », « le Conseil européen a décidé que... », etc. Donc « Bruxelles » et « Strasbourg », loin d’être à l’initiative des décisions, ne travaillent en définitive que dans un cadre politique fixé à l’unanimité par les responsables gouvernementaux des Quinze. Donc, en France, par les deux têtes de l’exécutif. Un « secret » d’importance que M. Barnier omet de nous dévoiler.
Dans ces conditions, les intéressés ont tout intérêt à tenir « avec l’“Europe de Bruxelles”, une coupable idéale, maniant cornues technocratiques et pouvoirs indépendants, pour des décisions politiquement difficiles à assumer (2) ». Celles prises à Barcelone, et pas à Bruxelles (mais le public ne fera pas la différence), entrent effectivement dans cette catégorie, et l’on comprend mieux le battage médiatique organisé autour de certaines, qui ne sont que des sursis à exécution, et le silence sur d’autres, qui, pourtant, sont lourdes de conséquences.
Compassion pour deux candidats en campagne
La grande affaire apparente du sommet européen était le degré et les délais de libéralisation du marché de l’énergie. Dans le collimateur : EDF et GDF, qui disposent d’un monopole en France. Exigences initiales de la présidence espagnole et de la Commission : libéralisation complète (c’est-à-dire libre choix du fournisseur en Europe) pour tous les usagers (entreprises et ménages) en 2003 pour l’électricité et en 2004 pour le gaz. Résultats obtenus : libéralisation complète en 2004 (gaz et électricité) pour les entreprises, soit 60 % de la totalité du marché ; avant le printemps 2003, décision pour les ménages. Différence pratique : un an.Dans un émouvant geste de solidarité intergouvernementale, les Quatorze ont ainsi laissé à MM. Chirac et Jospin le temps de franchir le cap des élections françaises en se drapant à bon compte dans le drapeau de la défense du service public : « Ce que les commentateurs ont appelé “compromis” n’est donc rien d’autre en vérité que l’expression de la compassion de leurs collègues européens pour deux candidats en campagne. A charge de revanche (3). »
Un petit lot de consolation cependant, pour sauver la face des Français : la demande faite à la Commission de rédiger un projet de directive sur les « services d’intérêt économique général » avant la fin de l’année, mais en respectant l’article 86 du traité, qui fait référence à une série d’autres affirmant surtout le primat de la concurrence. Un exercice qui s’apparente un peu à la quadrature du cercle. Une vraie « victoire » de la France aurait consisté à subordonner la libéralisation de l’énergie à l’approbation d’une telle directive, mais cela, nous dit-on, aurait nui à la crédibilité de l’UE aux yeux des « marchés », les seuls électeurs qui comptent vraiment.
A aucun moment, avant d’aller plus loin en matière de libéralisation, les chefs d’Etat et de gouvernement n’ont pris en considération les problèmes de sécurité d’approvisionnement énergétique, d’investissements à long terme et de couverture territoriale. La libéralisation est de toute manière décidée irrévocablement pour 2004 et les éventuelles décisions sur ces questions remises à 2003. La proie d’un côté, l’ombre de l’autre. Les membres du Conseil européen se sont encore moins interrogés sur le bien-fondé de toute libéralisation du marché de l’énergie (pour ne pas parler de l’eau et des transports), et ce à partir du bilan des exemples existants. On le comprend parfaitement, car ce bilan aurait mis à nu les véritables motivations, d’ailleurs non exclusives l’une de l’autre, de la plupart d’entre eux : idéologie libérale militante et soumission à de grands intérêts privés.
Car, s’il est une finalité totalement étrangère à la libéralisation du marché de l’énergie, c’est celle de l’intérêt public. Hôte du sommet de Barcelone, le président du gouvernement espagnol, M. José Maria Aznar, s’est bien gardé d’évoquer la situation de son propre pays. Cinq compagnies privées s’y partagent le marché national, et les coupures d’électricité sont désormais monnaie courante, bien que la facture aux usagers comporte une clause de garantie de maintien de la puissance fournie. Et « la société doit se préparer à pire », affirme l’administrateur d’une des electricas (4).
Quant à l’exemple de la Californie, que des atlantistes aussi forcenés que MM. Aznar, Silvio Berlusconi et Anthony Blair devraient considérer comme un modèle, il est calamiteux sur tous les plans : pannes de courant de longue durée affectant jusqu’à la sacro-sainte Silicon Valley, augmentation des tarifs de 500 à 1 000 %, ponction du contribuable à hauteur de 20 milliards de dollars (auxquels pourraient s’ajouter 43 milliards supplémentaires) pour financer des contrats que l’Etat a dû passer en catastrophe pour pallier les carences du secteur privé, etc.
Commissaire à la régulation de l’électricité de l’Etat, M. Carl Wood ne mâche pas ses mots : « Il est évident que personne ne devrait suivre l’exemple de la libéralisation en Californie. Il s’est révélé désastreux sur tous les plans. (…) La situation actuelle est le chaos. (…) En fin de compte, la Californie n’est pas le seul exemple de la libéralisation. C’est simplement le plus spectaculaire. On a agi de la même manière au Royaume-Uni et en Australie, avec des résultats identiques (5). » Là comme ailleurs (transport ferroviaire, services postaux, etc.), l’UE va maintenant s’évertuer à rattraper son « retard » sur les Etats-Unis…
Ce n’est pas la seule nouvelle que les électeurs français apprendront à la lecture des « Conclusions de la présidence » espagnole de Barcelone. Qu’ils « sautent », dans les programmes des candidats, les passages sur l’âge de la retraite, puisque la décision est désormais « actée » officiellement par l’UE, et donc par la France : « Il faudrait chercher d’ici à 2010 à augmenter progressivement d’environ cinq ans l’âge moyen effectif auquel cesse, dans l’UE, l’activité professionnelle. Des progrès à cet égard seront examinés chaque année avant le Conseil européen de printemps. » Les élections n’arrêteront donc pas le « progrès ».
Autre information utile : bientôt des fonds de pension européens, donc français. L’introduction ou non de ces fonds, destinés tôt ou tard à se substituer aux systèmes de retraite par répartition, ou du moins à les réduire à la portion congrue, n’est désormais plus un enjeu électoral en France. L’affaire est en marche, et qu’importent les leçons à tirer de ceux qui existent aux Etats-Unis (lire « Aux Etats-Unis, des retraites toujours plus inégales »). Donc autant de nouvelles pages de programmes électoraux à « sauter ». Si cette décision ne figure pas dans les conclusions de la présidence, c’est qu’elle avait été réglée en amont du Conseil européen, lors du Conseil des ministres Ecofin (affaires économiques et financières) tenu le 5 mars. C’est M. Laurent Fabius qui y représentait, seul, la France, sans être handicapé par les impératifs de la cohabitation. Il a ainsi pu signer un document demandant au Conseil et au Parlement d’approuver en 2002 une série de projets de directives, dont celui sur « les fonds de pension professionnels ».
Modération salariale et flexibilité du travail
Les citoyens et les syndicats partisans d’une augmentation des salaires et de la garantie des conditions de travail doivent savoir quelle est la mission impartie par le Conseil européen de Barcelone aux partenaires sociaux (organisations patronales et syndicales) dans le cadre des « domaines d’action prioritaires ». Il leur est demandé (article 29 des Conclusions de la présidence) de présenter, en décembre 2002, une contribution sur, entre autres, « la modération salariale » et « l’organisation flexible du travail ». La modération actionnariale, elle, n’est pas mentionnée. Mme Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, qui se plaignait récemment du peu d’enthousiasme des deux principaux candidats pour le « dialogue social », va enfin être comblée par cette initiative qu’ils ont conjointement approuvée. Le Financial Times, lui, ne s’y trompe pas : il est certes un peu déçu par le délai supplémentaire imposé aux mesures de libéralisation de l’énergie, mais il repart de Barcelone avec de sérieux motifs de satisfaction : « Le résultat le plus encourageant est que l’UE va toujours dans la bonne direction. Malgré les exigences des syndicats, on ne voit aucun indice du retour à un programme de réglementation sociale et d’harmonisation fiscale (6). »Plus qu’aucun autre sommet européen, celui de Barcelone aura fait la démonstration du caractère profondément antidémocratique de la décision dans l’UE. Tout d’abord parce que, barricadé dans un quartier de la capitale catalane placé sous protection quasi militaire, les chefs d’Etat et de gouvernement prenaient des décisions en totale contradiction avec les aspirations qui s’exprimaient massivement dans la rue : après le cortège syndical du jeudi 14 mars, fort de 100 000 manifestants exigeant une Europe sociale, les mouvements sociaux avaient mobilisé plus de 300 000 personnes le samedi 16 mars pour dire « non » à « l’Europe du capital » et pour affirmer qu’« une autre Europe est possible ». Cet autisme est pour le moins préoccupant au moment où les gouvernements n’ont que la « société civile » à la bouche.
Mais, pour ceux qui considèrent à juste titre que, si la politique doit être à l’écoute de la rue, elle doit être faite par ceux que le suffrage universel a désignés, le bilan de Barcelone est tout aussi choquant, ses traits caricaturaux étant mis en évidence par le contexte particulier d’une période électorale. C’est en effet le lot ordinaire de tout Conseil européen, voire de tout Conseil de l’Union, de prendre des décisions pour lesquelles les gouvernements ne disposent d’aucun mandat particulier des parlementaires et encore moins des électeurs, voire savent pertinemment que, s’ils étaient consultés, ces derniers les rejetteraient. Ce serait évidemment le cas, entre autres, de l’allongement de cinq ans de l’âge de la retraite décidé par MM. Chirac et Jospin. La malchance des deux cohabitants est la fâcheuse coïncidence entre la campagne électorale (où ce thème est censé être mis en débat) et une présidence espagnole de l’UE ne dissimulant pas son ultralibéralisme. Cette malchance a cependant d’heureuses conséquences pédagogiques pour les citoyens les moins informés de la logique profonde de l’Union.
Ces citoyens ne lisent sans doute pas tous Le Figaro Magazine. Ils y trouveraient pourtant la révélation d’un « secret » aussi utile que celui livré par le commissaire Barnier, mais que les gouvernants se gardent bien d’éventer : celui du fonctionnement de la machine à libéraliser qu’est l’UE. Le voici : « La concurrence intraeuropéenne exercera une pression telle que nos futurs gouvernements devront renoncer à quelques aberrations qui alimentent d’importantes sorties de capitaux. Citons-en trois : l’impôt de solidarité sur la fortune, l’impôt sur les bénéfices des entreprises et les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu. (...) De la libération des prix à la flexibilité accrue du travail, en passant par la fiscalité, c’est à notre engagement européen, et à lui seul, que nous devons autant de réformes successives que nous n’aurions pas su ou pas pu mener par nous-mêmes (7) ». Chacun pourra ainsi connaître la généalogie et la signification exacte du mot « réforme », champion toutes catégories du lexique libéral et social-libéral.
Le minimum à attendre des candidats à toutes les fonctions serait qu’ils expliquent à ceux dont ils briguent les suffrages comment, à supposer qu’ils en aient l’intention, ils entendent faire face à ce qui n’est plus seulement un déficit démocratique, mais une véritable mise à la trappe de la souveraineté populaire, un vice structurel de l’actuelle construction européenne.
Bernard Cassen, April 2002
(1) Michel Barnier, « Le grand secret de l’élection
présidentielle », Libération, 12 février 2002.
(2) Ibid.
(3) Denis Sieffert, « Barcelone in et off », Politis, 21
mars 2002.
(4) Thierry Maliniak, « Menacée de pannes de courant,
l’Espagne se fâche contre ses “electricas” », La Tribune,
21 février 2002.
(5) Entretien avec Carl Wood, La Vanguardia, Barcelone, 14 mars 2002.
(6) « Barcelona bore », Financial Times, 18 mars 2002.
(7) Yves Messarovitch, « L’Europe et l’impôt », Le Figaro
Magazine, 26 février 2002.
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