« C'est un pays en cours de stabilisation morale qui vient d'élire Trump »
Le Comptoir : Le 8 novembre 2016, Donald Trump remportait à la surprise générale l'élection présidentielle américaine. Comme lors du référendum sur le Brexit en juin de la même année, ou du rejet français du Traité établissant une Constitution pour l'Europe (TCE) en mai 2005, les élites politico-médiatiques n'avaient rien vu venir. Pourquoi, à chaque scrutin, les élites semblent-elles de plus en plus déconnectées des électeurs ?
Emmanuel Todd : Je crois que la séparation fondamentale entre peuple et élites – c'est une image, car c'est toujours plus compliqué – a pour point de départ la différenciation éducative produite par le développement du supérieur. Au lendemain de la guerre, dans les démocraties occidentales, tout le monde avait fait l'école primaire – aux États-Unis, ils avaient également fait l'école secondaire –, les sociétés étaient assez homogènes et très peu de gens pouvaient se vanter d'avoir fait des études supérieures. Nous sommes passés, ensuite, à des taux de 40 % de gens qui font des études supérieures par génération. Ils forment une masse sociale qui peut vivre dans un entre-soi. Il y a eu un phénomène d'implosion sur soi de ce groupe qui peut se raconter qu'il est supérieur, tout en prétendant qu'il est en démocratie. C'est un phénomène universel et pour moi, c'est la vraie raison. Il y a des décalages. L'arrivée à maturité de ce groupe social se réalise dès 1965 aux États-Unis. En France, nous avons trente ans de retard et ça s'effectue en 1995. Les gens des diverses strates éducatives ne se connaissent plus. Ceux d'en haut vivent sans le savoir dans un ghetto culturel. Dans le cas d'un pays comme la France, nous avons par exemple l'apparition d'un cinéma intimiste, avec des préoccupations bourgeoises déconnectées des cruautés de la globalisation économique. Il y a des choses très bien dans cette culture d'en haut. L'écologie, les festivals de musique classique ou branchée, les expositions de peinture impressionniste ou expressionniste, le mariage pour tous : toutes ces choses sont bonnes. Mais il y a des personnes avec des préoccupations autres, qui souhaitent juste survivre économiquement et qui n'ont pas fait d'études supérieures. C'est en tout cas ce que j'écris dans mes livres, je ne vais pas changer d'avis soudainement.
Une analyse qui rejoint en partie celle de Christopher Lasch en 1994, dans La révolte des élites et la trahison de la démocratie (The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy)…
Ben écoutez, La révolte des élites, je l'ai là [il attrape un exemplaire de The Revolt of the Elites posé sur sa table]. Oui, peut-être. Honnêtement, j'avais publié le bouquin de Lasch sur le narcissisme [La culture du narcissisme, NDLR] quand j'étais jeune éditeur chez Laffont. J'avais été très attentif à ce livre, dont j'avais revu la traduction. Mais je ne suis même plus sûr d'avoir lu La révolte des élites. C'est ça, l'âge. [Rires] Mais je sais de quoi il s'agit, c'est vrai que c'est à peu près ça. Par contre, je diverge de Lasch et de gens qui dénoncent les élites pour supposer des qualités spéciales au peuple. Je l'ai cru à une époque, mais je n'en suis plus là. Les élites trahissent le peuple, c'est certain. J'estime même de plus en plus qu'il y a au sein des élites des phénomènes de stupidité induits par le conformisme interne du groupe, une autodestruction intellectuelle collective. Mais je ne pense plus que le peuple soit intrinsèquement meilleur. L'idée selon laquelle, parce qu'il est moins éduqué ou moins bien loti, le peuple serait moralement supérieur est idiote, c'est une entorse subtile au principe d'égalité. Adhérer pleinement au principe d'égalité, c'est être capable de critiquer simultanément élites et peuple. Et c'est très important dans le contexte actuel. Cela permet d'échapper au piège d'une opposition facile entre un populo xénophobe qui vote Le Pen et les crétins diplômés qui nous ont fabriqué l'euro. C'est toute la société française qu'on doit condamner dans sa médiocrité intellectuelle et morale.
En 2008, alors que presque toute la gauche se félicitait de l'élection d'un Noir à la Maison-Blanche, vous étiez l'un des rares à émettre des doutes sur ce symbole. Selon vous, Barack Obama n'avait pas de programme économique. La percée inattendue de Bernie Sanders à la primaire démocrate et la victoire de Trump sont-elles les symptômes de l'échec d'Obama ?
Je crois que c'est le symptôme d'un changement d'humeur de la société américaine dans son cœur, qui est un cœur blanc puisque la démocratie américaine est à l'origine blanche. Depuis longtemps, je suis convaincu que parce que les Anglo-Saxons ne sont au départ pas très à l'aise avec la notion d'égalité, le sentiment démocratique aux États-Unis est très associé à l'exclusion des Indiens et des Noirs. Il y a quand même 72 % du corps électoral qui est blanc. Obama a mené une politique de sauvetage de l'économie américaine tout à fait estimable dans la grande crise de 2007-2008, mais il n'a pas remis en question les fondamentaux du consensus de Washington : le libre-échange, la liberté de circulation du capital et donc les mécanismes qui ont assuré la dégradation des conditions de vie et la sécurité des classes moyennes et des milieux populaires américains. Dans les années 1950, la classe moyenne comprenait la classe ouvrière aux États-Unis. Les ouvriers ont été "reprolétarisés" par la globalisation et les classes moyennes ont été mises en danger. Il y a eu, en 2016, une sorte de révolte.
Le premier élément qui m'a intéressé – et c'était normal puisque dans L'illusion économique (1997) je dénonçais le libre-échange –, c'est la remise en question du libre-échange, qui était commune à Trump et Sanders. C'est parce que le protectionnisme est commun aux deux que nous pouvons affirmer être face à une évolution de fond de la société américaine. C'est vrai que le phénomène Trump est incroyable : le type fout en l'air le Parti républicain pendant la primaire et fout en l'air les Démocrates ensuite. Mais jusqu'au bout, et des vidéos le prouvent, j'ai cru que c'était possible, parce que j'étais tombé sur des études démographiques largement diffusées. Je ne sais plus si je les avais vues mentionnées dans le New York Times, dans le Washington Post, ou dans les deux. Elles révèlent que la mortalité des Blancs de 45-54 ans a augmenté aux États-Unis entre 1999 et 2013. Pour les Américains, le débat sur les merveilles du libre-échange est clos. Ils ont compris. Il faut partir de l'électorat et pas de Trump. L'électorat est en révolte et les États-Unis ont une tradition démocratique plus solide que la nôtre, à la réserve près qu'il s'agit d'une démocratie blanche.
« Trump a donc foutu en l'air le Parti républicain racial avec ses thématiques économiques, pendant que le Parti démocrate est resté sur ses positions raciales banales. »
Beaucoup de commentateurs ont vu dans l'élection du milliardaire Trump une victoire des classes populaires. Or, encore une fois, celles-ci se sont majoritairement abstenues. En outre, 58 % des Blancs ont voté Trump, contre 37 % pour Clinton. Réciproquement, 74 % des non-Blancs ont préféré la candidate démocrate. L'élection de Trump ne reflète-t-elle pas le retour de la question ethnique dans une Amérique qui s'est crue post-raciale après l'élection d'Obama ?
Non, je ne le pense pas. Bien entendu, la question raciale reste lancinante. D'abord, il faut savoir que la situation des Noirs, toujours ghettoïsés, et celle des Hispaniques, pauvres mais en voie d'assimilation, n'est pas du tout la même, même si le Parti démocrate a un discours de ciblage général des minorités. Comme aux précédentes élections, les Noirs ont voté très majoritairement pour la candidate démocrate (89%), mais avec un taux d'abstention plus élevé, parce que les Clinton sont assez ambivalents dans leurs rapports à la question, contrairement à Obama. Toute la politique américaine, depuis Nixon – et ça a culminé avec Reagan –, a été marquée par un Parti républicain qui a fait fortune en devenant un parti blanc, résistant aux mesures de déségrégation et à l'affirmative action (discrimination positive). Les Républicains ont inventé la technique du dog-whistle, c'est-à-dire du "sifflet à chien", qui agit sans qu'on l'entende. Un langage codé permet de bien faire comprendre à l'électorat blanc qu'il faut détruire le welfare (les aides sociales), censé n'aller qu'aux Noirs. C'est ce qui a permis au Parti républicain de mener une politique économique absolument défavorable à son propre électorat, c'est-à-dire de diminuer les impôts des riches et de continuer à foutre en l'air la classe ouvrière blanche par le libre-échange. Trump est à l'opposé du dog-whistle. Il avait un double discours : d'un côté, un discours xénophobe tourné contre le Mexique – et pas contre les Noirs, qui sont sur le territoire américain – et de l'autre, des thématiques économiques quasi-marxistes. Pour moi, Trump est le contraire du racialisme républicain traditionnel. Il a mené le débat sur le terrain économique, face à des Démocrates qui activaient inlassablement, sur le mode de la bien-pensance, la question raciale, en se présentant comme les défenseurs des Noirs et en expliquant que si on appartenait à tel groupe, on devait voter de telle manière. Trump a donc foutu en l'air le Parti républicain racial avec ses thématiques économiques, pendant que le Parti démocrate est resté sur ses positions raciales banales.
Justement, vous semblez voir, dans l'élection de Donald Trump, l'amorce d'une sortie de la séquence néolibérale qui avait été marquée par l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et Ronald Reagan au début des années 1980. La dénonciation du libre-échange ou la volonté de rétablir le Glass-Steagall Act – aboli par l'administration Clinton – qui séparait les banques de dépôt des banques d'affaires sont effectivement en rupture avec le discours tenu à la fois par les Républicains et les Démocrates. Les premières mesures de dérégulation financière annoncées dès le lendemain de son élection, comme l'abolition de la loi Dodd-Frank – régulation timide des marchés financiers introduite sous Obama – ne sont-elles pas plutôt le signe que ce discours protectionniste et régulateur n'était qu'une façade et que le consensus de Washington continue de faire loi ?
Le problème, c'est qu'en France, nous sommes confrontés à une méconnaissance de ce qu'est le protectionnisme. C'est un certain type de régulation par l'État, mais ce n'est surtout pas une technique de régulation hostile au marché. C'est la fixation d'une limite autour d'un marché, qui doit rester capitaliste et libéral. Dans la théorie classique du protectionnisme, il n'y a pas de contradiction entre le fait de prendre des mesures de libéralisation en interne et le fait de protéger en externe. En formalisant, nous pourrions dire qu'il y a deux forces qui s'opposent aux États-Unis : un parti national et un parti globaliste. Nous pourrions dire que le parti national se caractérise par une protection aux frontières – des biens, de la circulation des personnes, le tout avec une bonne base xénophobe – mais qui n'est pas hostile au marché et qui a pour seul but de relancer un capitalisme interne qui fabrique des biens. En gros, il explique que les entreprises peuvent se faire de l'argent autrement. En face, il y a le parti globaliste qui va laisser les frontières ouvertes, en expliquant que cela va fonctionner même si la théorie économique explique que cela va générer des dégâts et des inégalités, le tout devant être compensé par de la redistribution et du welfare. J'ai obtenu la réédition de l'ouvrage classique de l'économiste Friedrich List sur le protectionnisme [Système national d'économie politique, Gallimard, 1998, NDLR], que j'ai préfacée en expliquant bien que le protectionnisme n'était qu'une branche du libéralisme. Marx détestait List. Je me suis retrouvé dans des émissions de radio face à des incultes qui me répliquaient : « Vous voulez transformer la France en Corée du Nord ? » Ce sont des ignorants qui pensent qu'en économie, le protectionnisme est une branche de l'étatisme. Évidemment, ici, je fais comme si Trump et son équipe avaient une conscience parfaite de ce qu'ils font, ce qui n'est pas le cas. J'évoque l'idéal-type wébérien du libéralisme protectionniste.
« Quand j'ai pensé que Trump pouvait être élu, j'étais au fond en train d'admettre que mon modèle anthropologique était insuffisant. »
Vous expliquez donc que Trump est le promoteur d'un capitalisme national qui va relancer la production de biens. Mais pour le moment, il a surtout annoncé des mesures de dérégulation de la finance et a manifesté son envie de revenir sur les maigres mesures de régulation de l'administration Obama !
Mais ce n'est pas cela qui est important.
La financiarisation de l'économie a généralement nui au capitalisme productif que vous défendez…
Mais l'important, c'est la protection contre l'arrivée de marchandises fabriquées par des gens sous-payés. Une économie qui se protège avec des barrières tarifaires à 30-40 % – c'est une tradition américaine, c'était ainsi avant la guerre de 1914, si mes souvenirs sont exacts –, c'est une économie qui, même si toutes les règles internes deviennent plus libérales, est soumise à des contraintes différentes. C'est une économie où les ouvriers et les ingénieurs vont redevenir nécessaires ! Alors il y aura toujours des gens – c'est le principe du capitalisme – qui voudront se faire de l'argent. Il faudra seulement qu'ils le fassent autrement. Si nous nous en tenons à une approche marxiste, et souhaitons combattre les puissances d'argent, éventuellement abolir le Capital, nous restons à côté du problème. La question, c'est de savoir s'il existe une technique qui permet que des gens s'enrichissent et que cela profite à tout le monde dans l'espace national.
Vous avez longtemps soutenu que l'acceptation par le monde anglo-saxon de la globalisation et de la montée des inégalités qui en découle renvoyait à la structure familiale de type nucléaire et individualiste, indifférente à la valeur d'égalité. Le Brexit et l'élection de Trump ne sont-ils pas, au contraire, la preuve que l'action des peuples peut échapper, du moins dans certaines limites, aux déterminations anthropologiques ?
Je suis dans un manuscrit où je suis en train de traiter justement cette question. Pour moi, c'est la vraie question. Jusqu'à présent, j'étais résigné à l'enfermement de "l'anglosphère" dans son néo-libéralisme par son indifférence à l'égalité. Dans l'ensemble, mon modèle anthropologique ne fonctionne pas mal. L'idée d'un communisme fabriqué par une famille communautaire, égalitaire et autoritaire explique très bien l'histoire russe. La famille nucléaire absolue explique très bien le modèle libéral anglo-saxon, ainsi que le développement du capitalisme. Le fait que les gens ne sont pas très sensibles aux États-Unis ou en Angleterre à l'idéal d'égalité explique pourquoi le capitalisme y fonctionne de manière bien huilée et pourquoi les individus ne sont pas choqués quand certains font du profit. Mais entre 2000 et 2015, nous avons atteint la limite du modèle. Et bien sûr, les peuples peuvent transcender leur détermination anthropologique, mais à un certain niveau de souffrance seulement. C'est pour cela que la hausse de la mortalité a été un avertisseur qui m'a permis d'échapper à mon propre modèle. Quand j'ai pensé que Trump pouvait être élu, j'étais au fond en train d'admettre que mon modèle anthropologique était insuffisant. Mais c'est finalement la même chose qui s'est passée avec la chute du communisme.
Ce que vous écriviez dans La chute finale (1976)…
Mon modèle anthropologique dit que les traditions communautaires russes expliquent très bien l'invention du communisme. Mais de même que le libéralisme a emmené la société américaine à un niveau de souffrance exagéré, qui a provoqué la révolte de 2016, le communisme avait atteint vers 1975 un niveau d'absurdité tel, avec une hausse de la mortalité infantile, qu'il s'est effondré en 1990. Par contre, ce que nous dit déjà l'existence ultérieure de la Russie, c'est que l'atteinte de ce point de rupture peut amener une modification du système économique, mais ne fait pas sortir définitivement la population de sa culture. Je pense qu'il y a une démocratie en Russie. Les Russes votent à 80 % pour Poutine. C'est une forme de démocratie autoritaire. Mais le fonctionnement de la société garde beaucoup des traditions communautaires d'autrefois. Le système américain tente de se réformer, mais il va garder ses traits libéraux et non égalitaires fondamentaux. D'ailleurs, quand je décrivais un protectionnisme qui laisse fonctionner le capitalisme en interne, c'est exactement cela que j'évoquais.
« Le retour au national promu par Trump devrait s'accompagner d'une "désuniversalisation" des problèmes. »
En 1981, vous introduisiez Christopher Lasch en France, en faisant traduire La culture du narcissisme (sous le titre Le Complexe de Narcisse). L'intellectuel américain y analysait la destruction de la structure familiale américaine et ses conséquences néfastes. Les élections que nous venons de vivre s'inscrivent-elles dans la séquence décrite par Lasch ?
Non, elles ne sont plus en décomposition justement. Les États-Unis ont traversé une phase d'instabilité et de crise culturelle à partir des années 1960 : montée du divorce, enfants hors mariage, etc. Ce sont quand même les Américains qui ont inventé la pilule. Cette phase de crise a entraîné une montée spectaculaire du taux d'homicide. Mais si nous reprenons tous ces paramètres – ce que je ne ferai pas maintenant – depuis 1995, il est clair qu'en termes de mœurs, les États-Unis sont dans une phase de restabilisation. Dans ses tréfonds, la société américaine opère un retour à l'équilibre. Si nous lisons la presse française – regardez, j'ai même acheté Les Inrocks (il l'attrape) –, nous sommes affolés par Trump. Le subliminal de « Trump est fou », c'est que c'est pour nous que l'Amérique est folle. Pure illusion : l'Amérique de 2016 est rationnelle et raisonnable. J'ai affirmé dans un premier temps qu'il existe une rationalité économique au vote Trump. Votre question me conduit à ajouter qu'en termes de mœurs, l'Amérique revient à l'équilibre. C'est un pays en cours de stabilisation morale, malgré sa souffrance économique, qui vient d'élire Trump.
Avec Youssef Courbage, vous avez largement déconstruit, avec l'outil démographique, la notion de "choc des civilisations" (Le Rendez-vous des civilisations). Ne craignez-vous pas que l'élection d'un Donald Trump ne la fasse revivre ?
Évidemment, le discours de Trump sur les questions identitaires est inacceptable pour quelqu'un comme moi. C'est d'ailleurs parce que ce caractère inacceptable me semble évident que je suis capable d'accepter la dimension économique de son discours. Les choses sont assez claires dans ma tête. Mais nous ne devons jamais oublier la rationalité de Trump et de son équipe, aussi bien en politique intérieure qu'en politique internationale. Un effort intellectuel est nécessaire puisque nous avons affaire à un communicant : derrière les choses horribles qu'il dit – ce qui a poussé ses adversaires à le prendre pour un fou –, il y a des calculs. Sa conquête électorale de la Rust Belt et de la Pennsylvanie, promise par Trump avant l'élection, montre bien une certaine forme de rationalité.
En politique internationale, les commentateurs évoquent cette même folie : Trump attaque la Chine, l'Allemagne, l'Union européenne (qu'il perçoit, à juste titre, comme un instrument de la puissance allemande)… Il marche à la guerre… Mais d'un point de vue protectionniste, ceci est tout à fait normal puisque la Chine et l'Allemagne sont les pays qui posent des problèmes de concurrence économique aux États-Unis. C'est bien l'Allemagne, plus que les États-Unis, qui poussait pour le fameux traité transatlantique. L'Allemagne et la Chine sont deux ardents défenseurs du libre-échange, comme l'indique la proposition absurde d'alliance libre-échangiste faite par la seconde à la première.
Je reviens à votre question sur le conflit de civilisations. Il est vrai que Trump donne des signaux forts d'hostilité à l'islam et aux musulmans. J'ai beaucoup évoqué sa rationalité, mais j'admets que son hostilité à l'Iran est un élément exagéré, discordant. Il s'agit peut-être d'une volonté de semer le trouble au sein de l'électorat américain. Revenons sur le plan des principes généraux : en réalité, le retour au national promu par Trump devrait s'accompagner d'une "désuniversalisation" des problèmes. Cela devrait finir par concerner l'islam aussi, et pourrait finalement conduire à une "désuniversalisation" de la question musulmane. Le retour au national ne suppose pas une rupture avec l'idée de puissance, mais suppose une politique différenciée qui cesse d'être généralisatrice. Je peux me tromper mais il me semble que les axes fondamentaux de la politique de Trump ne comprennent pas cet universalisme généralisateur qui désignerait un ennemi universel qui serait l'islam. Je reconnais que certains aspects de sa politique sont, au stade actuel, insupportables, et je suis ravi de l'action des contre-pouvoirs américains, (de ce système judiciaire qui avait posé tellement de problèmes à Roosevelt), mais je ne parierai pas sur une universalisation durable de la question de l'islam, qui contredirait le retour au national. Je ne m'étais pas vraiment posé la question mais c'est ainsi que je vois les choses pour l'instant : Trump ne peut pas être à la fois universalisant et "désuniversalisant". Ce sont les partisans de la globalisation qui ont tendance à universaliser tous les problèmes, et donc celui de l'islam. Le retour à l'égoïsme national a ses qualités.
« En France, nous vivons l'arrivée à maturité du vide »
Le Comptoir : Le Brexit – défendu au Royaume-Uni principalement par des forces de droite – et l'élection de Trump présagent-ils de futures grosses surprises lors de l'élection présidentielle française et de l'élection fédérale allemande, qui se dérouleront toutes deux en 2017 ? Vous avez déclaré récemment que « François Ruffin [était] la vraie alternative de gauche à Marine Le Pen. » Un "populisme de gauche" a-t-il encore une chance d'émerger et de rivaliser avec l'extrême droite ?
Emmanuel Todd : Je pense qu'en termes moraux, Ruffin est la seule alternative possible. Le problème n'est toutefois pas la morale, mais de voir ce qui est sociologiquement possible. Mais il y a plusieurs éléments dans votre question. D'abord, il faut séparer les Français des Allemands. Ces derniers sont les grands vainqueurs de l'unification européenne. Les Allemands sont les maîtres, invisibles, mais les maîtres quand même, des donneurs de leçons, avec un excédent commercial qui n'en finit pas d'augmenter. La France, c'est une société bloquée : impuissante, bavarde pour rien, souvent ridicule quand elle n'est pas tragique. Et inconsciente de sa propre dérive. Je regardais une émission de télévision avec des "spécialistes" qui discutaient un après-midi, politologues et journalistes. C'était très drôle. Ils parlaient de Trump, toujours lui. Les commentateurs étaient choqués : un type qui applique son programme ! Ce n'est plus la démocratie, ça ! En France, nous savons ce qu'est la démocratie. Le modèle français, c'est le traité de 2005 : le corps électoral vote et on s'assied sur le résultat. Nous sommes conscients, dans l'Hexagone, qu'une présidentielle sert uniquement à parler. Nous faisons le discours du Bourget, et une fois au pouvoir, nous faisons passer la loi Travail. Aujourd'hui, nous devrions deviner ce que feraient Fillon ou Macron au pouvoir puisque nous savons d'avance qu'ils n'appliqueront pas leurs programmes. Nous avons le droit de ne pas aimer Trump, mais pour le moment, admettons qu'il tente de faire ce qu'il avait annoncé. De même, outre-Manche, nous voyons un Parlement rempli de gens qui n'étaient pas favorables au Brexit mais qui viennent de se plier à la volonté populaire et de produire le vote attendu par Theresa May. Donc il y a une nouvelle pression cruelle qui s'exerce sur le système politique français, de l'extérieur : le modèle réellement démocratique des pays anglo-saxons. Cela crée un élément supplémentaire de déstabilisation de notre système.
« Exclure de la communauté nationale les Français d'origine musulmane, c'est la garantie d'un échec économique et social si l'on tente la sortie de l'euro. »
Il y aura une deuxième pression, à plus long terme, exercée par le monde anglo-saxon. Outre-Atlantique, il y a encore une guerre civile entre les deux camps, les nationaux et les globalistes. Je pense qu'ils vont finir par négocier car aucun camp ne peut l'emporter. Mais il est évident que le virage protectionniste, déjà amorcé sous Obama avec le Buy American Provision de 2009, va s'affirmer. Et ça va marcher. L'Amérique sera donc engagée sur la voie positive de reconstruction interne opposée au libre-échangisme frénétique de l'Allemagne. Ce sera pour notre classe dirigeante une pression terrible. Je ne sais pas si cela mettra dix, quinze ou vingt ans. J'ai peur de ne plus être là pour tirer le bénéfice de cette prophétie sans risque.
Mais en France, il y a autre chose que le libre-échange. Notre situation est absurde au carré parce que l'euro aggrave les effets du libre-échange : il empêche de dévaluer et produit ce taux de chômage de 10 % dont on ne sortira jamais. La perte de notre souveraineté monétaire fait que le président de la République n'a plus aucun pouvoir effectif. En théorie, un président de la République peut tout, en termes de nomination, de dissolution, etc. Mais en pratique, il ne peut plus rien faire et avec Hollande, nous avons vu le modèle réalisé à la perfection. C'était moins visible sous Sarkozy car celui-ci entretenait un état d'agitation et de fébrilité déconcertant. Mais Hollande a mis à nu la réalité : l'absence de président en France. C'est un problème structurel. Et c'est sûrement pour cela que nous voyons une décomposition du sens de la présidentielle. Les gens font tout ce qu'ils peuvent pour mettre en scène un spectacle démocratique ou pseudo-démocratique. Ils font des primaires. Mais qu'est-ce qu'ils font dans ces primaires ? Nous voyons s'exprimer des bouts de corps électoral complètement atypiques. Prenons Fillon : plus de 50 % de gens de plus de 60 ans, retraités et riches, votent pour l'homme qui veut faire du Thatcher avec trente ans de retard. Je passe sur les suites judiciaires du "Penelopegate" qui aggravent ce ridicule démocratique particulier. Des électeurs socialistes, encore moins nombreux, désignent Hamon : arrive le style « on rase gratis ». Mais c'est pareil, ce sont des minorités qui se font plaisir. Pardon, j'oubliais celui qui incarne l'ultime vérité du système, celui qui n'a pas de programme : Macron.
C'est comme si, au fond, les candidats comme les électeurs avaient compris que la présidentielle, c'était pour rire. Alors tout le monde se lâche. Tout le monde fait n'importe quoi. Et cela n'a aucune importance. Car nous allons en réalité élire notre représentant à Berlin. D'ailleurs, Fillon, Macron et Hamon ont chacun d'une façon ou d'une autre déjà fait allégeance à l'Allemagne. Mais j'admets volontiers être, comme tout le monde, dépassé par la situation. L'Amérique me semble compréhensible, tout comme l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, le Japon ou la Chine. La France non. Nous sommes peut-être au bord de la crise de régime.
D'ailleurs, même le FN semble ne plus croire en rien. Un copain avec qui je dînais début février 2017 me disait que la décomposition des partis de l'establishment semblait produire par rebond la décomposition et l'amollissement du discours du FN lui-même. Privé d'adversaire intellectuel, le parti d'extrême droite ne sait plus vraiment quoi dire. Face à la réalité de Trump et du Brexit, il est lui-même confronté à l'irréalisme de ses propositions. Comment passer au protectionnisme et sortir de l'euro sans la participation de tous les citoyens à cette épreuve, salvatrice mais difficile ? Exclure de la communauté nationale les Français d'origine musulmane, c'est la garantie d'un échec économique et social si l'on tente la sortie de l'euro. Ni la monnaie ni le protectionnisme ne peuvent se passer, pour fonctionner, d'une conscience nationale englobante complète. Les dirigeants du FN savent autant que les autres qu'ils ne sont pas sérieux.
« Trump a éloigné les thématiques religieuses du Parti républicain. »
Dans votre livre Qui est Charlie ? qui, au-delà de la polémique, traite de la question religieuse, vous insistez sur les conséquences de la sortie du religieux. Vous dites que les religions doivent être particulièrement prises au sérieux quand on en sort. Vous donnez l'exemple de l'Allemagne nazie, de la Révolution française… Vous liez d'ailleurs déchristianisation et poussées nationalistes, comme dans le cas québécois. Iriez-vous jusqu'à lier la question nationale telle qu'elle se pose aujourd'hui à la question religieuse, notamment en Europe ? Dans certains cas, comme celui de la Russie, le retour du national semble s'accommoder du retour du religieux…
Ce sont des choses que j'avais analysées très calmement dans L'invention de l'Europe, un livre publié en 1990 qui m'a pris six ans. On ne peut pas vraiment me reprocher d'être sur ces questions un polémiste de l'instant, mais on peut tout à fait me reprocher de radoter. [Rires] Pour vous répondre sur l'exemple russe, je pense que la place de la religion orthodoxe est faible. Elle l'était d'ailleurs aussi à l'époque des tsars. Dans l'esprit des paysans russes, le pope orthodoxe était un poivrot peu estimé. C'est pour cela que la révolution russe a inclus une forte dimension athéiste. On voit bien aujourd'hui le régime tenter une synthèse réconciliatrice de toutes les traditions russes, mais on aurait tort de spéculer sur une puissante montée de l'orthodoxie.
Maintenant que vous m'en parlez, aux États-Unis, il se trouve que Trump a éloigné les thématiques religieuses du Parti républicain. Et effectivement, dans les sondages, il y a une chute de l'intérêt pour le religieux aux États-Unis. La pratique religieuse y était demeurée assez élevée. Elle est même remontée après la guerre. Elle demeure importante (avec une fonction d'intégration sociale spécifique) mais il se trouve qu'elle est en baisse. Et nous constatons bien un retour du national. Sans aller jusqu'à l'affirmer avec certitude, il se pourrait bien que le modèle que vous rappeliez continue de fonctionner, au contraire du modèle sur les structures familiales (celui du lien entre la famille nucléaire et le modèle libéral).
« On ne peut pas affecter à Macron le concept de nation puisque c'est un bon européiste, mais on ne peut pas non plus lui affecter un quelconque discours identitaire. »
Parmi les prédictions auxquelles on vous associe il y a la chute de l'URSS et, plus récemment, les soulèvements dans le monde arabe. Pensez-vous que les structures familiales dans ces deux espaces (auxquels vous vous êtes intéressé, bien que de façon périphérique) les condamnent à des systèmes politiques autoritaires ? Et maintenez-vous votre thèse de la sécularisation du monde musulman ? En Turquie aussi bien que dans le monde arabe, il semblerait que l'islam soit encore plus présent qu'avant, aussi bien en termes de pratique que politiquement…
Concernant la sécularisation du monde musulman, j'y crois plus que jamais. L'Iran est déjà dans le post-religieux, avec un indicateur de fécondité de seulement 1,75 enfant par femme. Je connais moins bien la Turquie et honnêtement, je n'ai pas eu le temps de suivre les évènements récents. Plus généralement, je dois dire que beaucoup d'éléments présentés comme religieux dans le monde musulman (par exemple, la montée du wahhabisme) m'apparaissent plutôt comme des négations de la religion. L'État islamique est typiquement un phénomène d'implosion du religieux. Pour être dans le contexte d'une religion vivante, il ne suffit pas de hurler sa croyance. Il faut qu'il y ait des conduites sociales conformes à l'esprit de la religion en question. Aucune valeur religieuse, en l'occurrence musulmane, n'est compatible avec l'État islamique. Daech me semble, je le répète, le signe fort d'une implosion du religieux.
La question de la souveraineté est centrale chez vous. Pour notre génération, vous avez été un vrai pédagogue du souverainisme. Et comme le constatait déjà Baudrillard en 1999, on préfère de plus en plus l'identité à la souveraineté. La référence incantatoire à la maîtrise. Est-ce que vous constatez aussi cette évolution qui, dans les faits, se traduit par la rhétorique de la civilisation européenne menacée par l'islam ? En d'autres termes, l'identité comme ersatz de souveraineté et l'islamophobie comme substitut à l'euroscepticisme. C'est d'ailleurs ce qu'indiquent ironiquement vos cartes (dans Qui est Charlie ?) comparant manifestations "Je suis Charlie" et vote pour Maastricht en 1992…
Je suis d'autant plus heureux d'entendre ça que j'avais été classé, lors de la sortie de Qui est Charlie ?, comme une sorte de mauvais Français par notre Premier ministre Manuel Valls. Pour le natif de Saint-Germain-en-Laye que je suis, c'est dur. Je me suis un temps demandé si j'allais devoir redevenir breton ou juif. Comme je prends ma retraite cette année, j'ai fini par opter pour une identité de vieux. [Rires]
Bon, je comprends votre propos comme une opposition entre une souveraineté liée à la nation et une identité qui serait davantage une désagrégation en groupes culturels. Il y a bien quelque chose de cet ordre mais j'ai du mal à percevoir une unité de développement en Europe. Chez les Anglais, les deux peuvent se confondre. Ils ont ce don pour produire des Anglais d'origine étrangère plus anglais que les Anglais. En Allemagne, le retour au national s'est fait avec l'unification et avec une identité ethnique très forte. En France, ce que je constate, c'est plutôt le vide. Le débat actuel français n'est pas tellement entre souveraineté et identité, il est entre rien et rien. Les élections entrent dans ce vide. Le phénomène Macron, c'est le triomphe du vide. On ne peut pas affecter à Macron le concept de nation puisque c'est un bon européiste, mais on ne peut pas non plus lui affecter un quelconque discours identitaire.
Le terrorisme suicidaire est une autre forme de triomphe du vide puisque, comme je l'ai dit, aucune identité musulmane réelle ne structure les individus concernés. "Charlie", c'était aussi le triomphe du vide : quatre millions de personnes abolissant leur personnalité dans l'identification à un nom propre renvoyant à une chose ignorée. Il faut simplement admettre l'existence du vide de souveraineté et d'identité comme une donnée empirique : en France, nous vivons l'arrivée à maturité du vide. Les sociétés ayant horreur du vide, cela préfigure sans doute une déflagration de nature inconnue.
Niciun comentariu:
Trimiteți un comentariu