Le vent vif descend des collines, se glisse par la fenêtre et la porte entrouvertes. Le courant d’air traverse l’imposante bibliothèque bureau et emporte des feuilles volantes manuscrites. C’est l’antre de Ko Un, poète sud-coréen lu, reconnu et respecté dans un pays qui vénère la poésie et les légendes. A 84 ans, cet auteur prolifique au corps sec et aux billes d’encre sous une casquette de toile reçoit dans sa grande maison bâtie sur une plaine verte face aux monts boisés à Suwon. La ville sise au sud de Séoul a invité Ko Un à venir vivre avec son épouse et un chien facétieux dans cette île de silence et de calme. Elle y a créé une fondation, une société Ko Un, et envisage de fonder une maison littéraire. L’œuvre de Ko Un a été malheureusement peu traduite en France, par une poignée d’éditeurs (Belin, Decrescenzo, Circé, Maisonneuve et Larose, à présent Serge Safran). A la fois humaine (Dix Mille Vies) et céleste, tour à tour lucide et douloureuse, la poésie de Ko Un est pourtant très accessible, imagée et contemplative. Enfant déchiré et citoyen éclairé de la furie du XXe siècle, l’ancien moine bouddhiste a signé des romans, des essais et de nombreuses poésies marqués par le chaos de la guerre, les années de prison et de lutte contre la dictature. Ancrée dans la réalité sud-coréenne et asiatique, son œuvre nourrie de zen se lit comme une immersion-fusion dans la nature (Poèmes de l’Himalaya), au contact des éléments et d’un monde ouvert à l’autre mais inquiet. Comme Chuchotements édité en 2011, l’anthologie La première personne est triste publiée par Serge Safran est une engageante porte d’entrée dans un univers qui tente de s’éloigner du fracas.
Le péril de la guerre a refait surface dans la péninsule. Redoutez-vous un nouveau conflit, vous qui avez connu la guerre de Corée entre 1950-1953 ?
Lors de la guerre de Corée, au moins 3 millions de personnes sont mortes, les familles se sont déchirées car la Corée était alors une grande communauté de paysans. Le conflit a détruit ce monde-là, ses âmes et ses valeurs, introduit la division et la suspicion au sein de cette famille. J’ai survécu de justesse. En un mot, la guerre rend fou. Non seulement elle massacre le passé, mais elle ne laisse pas non plus de place à l’avenir et elle ne permet même pas de vivre le présent.
Quels souvenirs gardez-vous de cette guerre de Corée si fratricide ?
La guerre civile m’a fait rencontrer la tragédie, la tuerie. J’ai vu comment au sein d’une même famille, d’un village, les gens se divisent et finissent par s’entre-tuer à cause de l’idéologie. Je me suis mis à douter de l’humanité, l’homme ne pouvait pas exister dans cette tuerie sauvage. Il n’y avait plus de morale, de pureté dans l’âme humaine. J’ai assisté à la disparition de la dignité humaine à cette époque. L’ensemble du territoire coréen s’est transformé en champ de bataille du nord au sud. Les combats ont ravagé les paysages, détruisant même des montagnes entières. Ces ruines sont restées intactes pendant plusieurs années.
La guerre et son legs traversent votre œuvre. A-t-elle provoqué votre retrait du monde quand vous êtes devenu moine ?
Ma poésie est originaire de cette ruine. Le néant que j’avais en moi pendant longtemps n’est pas celui de l’Inde ancienne, ni le wuwei [le concept de «sans action», de «non agir» dans le taoïsme, ndlr] de Lao Tseu, ni le nihilisme occidental du XIXe siècle. C’était quelque chose que m’a donné la guerre de Corée. Jeune, j’ai connu le néant et la mort. Mon cœur était détruit comme ces paysages détruits. Chaque fois que je rencontrais des corps, j’étais dévasté. Avant de devenir moine, mon père, pour calmer mon esprit errant, m’a aidé à avoir un poste de contrôleur dans une base militaire américaine qui se situait au port de Gunsan [ville natale de Ko Un, à 250 kilomètres au sud de Séoul]. Là-bas, j’ai tenté de me donner la mort sur le port en pleine nuit. C’était ma première tentative de suicide. J’avais 20 ans. Puis j’ai été recruté comme enseignant dans un collège, mais je me suis enfui. J’ai fait plusieurs fugues. Lors de la troisième, j’ai rencontré par hasard un moine bouddhiste au milieu d’un champ. Il vagabondait après avoir perdu son temple dévasté par la guerre. J’ai ressenti comme un appel et j’ai commencé à le suivre comme le fer attiré par l’aimant. Je me suis rasé la tête et me suis initié à la vie de moine.
Le zen, le bouddhisme vous ont-ils prémuni de ce néant, du suicide ?
J’ai essayé de me suicider quatre fois dans les années 60. A chaque fois, j’ai croisé des gens qui m’ont aidé. J’ai survécu finalement. J’ai choisi le zen pour ne pas utiliser les mots. Pendant dix ans, j’ai été souvent silencieux, à méditer. J’ai appris à me débarrasser du langage et de l’écriture. Quand je ne pouvais pas me rendre dans un temple, je pratiquais le zen assis au bord des routes. Quand j’étais dans un temple dans la montagne, je le faisais quatre fois par jour, chaque fois avec une séance qui durait deux heures. Il m’est même arrivé de jeûner pendant 28 jours en me mortifiant. Je suivais l’exemple de mon maître, un moine zen ascétique qui avait été juge à l’époque de la colonisation japonaise. Il avait quitté la carrière juridique après avoir prononcé une condamnation à mort. Il doutait d’un système où l’homme exécute l’homme.
L’éveil, qui est au cœur du bouddhisme et de la connaissance, la méditation zen, vous ont-ils aidé à écrire ?
C’est comme l’alcool et les aliments, on les ingère, on les digère et ils font partie de notre corps. On se souvient qu’ils sont en nous. Pour moi, le bouddhisme c’est pareil. J’en suis imprégné, il est diffus dans mon corps et mon esprit. Il y a au moins un point commun entre le zen et la poésie : tous les deux nécessitent l’intuition. La poésie n’utilise pas le langage du roman qui est très explicatif. Le zen est finalement comme une famille lointaine de la poésie. En m’inspirant de Wonhyo, le grand moine bouddhiste coréen du VIIe siècle, j’ai fini par revenir à la langue et aux lettres. A partir de 1955, je me suis mis à écrire de façon presque inconsciente.
Pratiquez-vous toujours le zen ?
Non. Maintenant, je bois.
Comment est né le recueil La première personne est triste ?
L’origine en remonte à la fin des années 80. J’ai vécu la fin de l’URSS et des régimes socialistes de l’Europe de l’Est comme un bouleversement du monde comparable à l’affaissement des montagnes et au comblement de la mer provoqué par la déformation de la croûte terrestre. En condamnant les concepts fondamentaux de l’individu et de l’ego des pays occidentaux, l’URSS avait imposé à sa population la collectivité, l’avait contraint à employer le «nous» plutôt que le «je». Aussitôt après la chute du Mur, comme si l’individualisme américain l’avait complètement emporté sur le communisme soviétique, la croyance au «je» nous a envahis de tous côtés. Le «nous» s’est effacé devant le «je», s’est érigé en égoïsme extrême et exclusif, devenant une réalité débordante de désirs pour le marché du néolibéralisme. Dans La première personne est triste,j’ai voulu retrouver l’idéal de partage et d’harmonie véhiculé par le «nous». Ce n’est pas pour se souvenir de la fin des années 80, mais pour, aujourd’hui, se mettre en quête d’harmonie et de sublimation de l’individu et de la collectivité.
Vous avez commencé à écrire puis vous vous engagez dans le mouvement pro-démocratique. N’était-il pas compliqué de mener de front ces deux activités ?
Je soutenais la littérature pour la littérature. Au début, j’ai refusé l’intervention de la réalité. Dans les années 60-70, il y avait encore le couvre-feu. Un petit matin, après avoir passé la nuit complètement ivre dans un bar, j’ai trouvé un vieux journal qui traînait sur le sol et j’ai lu un article sur un ouvrier qui s’était immolé par le feu. J’ai commencé à prendre conscience de la réalité, des difficultés de notre société et de la barbarie du pouvoir. C’était en 1970. Je me suis engagé. Dans un entretien avec le New York Times dans les années 80, j’ai dit que «la poésie est la musique de l’histoire et la danse de la réalité», je voulais dire que la littérature et la politique forment une relation fonctionnelle indissociable. La littérature sans la réalité ne peut exister et la littérature qui n’abrite que la réalité peut encore moins exister.
Vous avez été poursuivi pour votre engagement…
Dans les années 70, j’étais toujours suivi par les inspecteurs et les services secrets. Parfois, ils ont dormi chez moi. Certains m’ont suivi au bain public, d’autres à un mariage, dans des bars, etc. Il y avait trois départements de services secrets, ils ont tous les trois rivalisé pour me suivre. Lorsque Kim Young-sam a pris le pouvoir [le premier président civil en 1992], j’ai été libéré de prison. J’ai alors obtenu mon passeport et j’ai eu le droit de voyager à l’étranger où j’étais invité. Puis quand Lee Myung-bak et Park Geun-hye sont arrivés au pouvoir [à partir de 2008],ils ont réinstauré ces pratiques policières. C’est ainsi que mon nom a été placé sur la liste noire des artistes, intellectuels, militants, opposants qui ne plaisaient pas au régime lors de la mobilisation citoyenne de l’automne dernier qui a abouti à la démission de la présidente Park Geun-hye, la fille de l’ancien dictateur. Mais je n’ai pas cessé d’écrire.
On a l’impression que vous avez vécu plusieurs vies. Qu’est-ce qui relie, qui unit ces expériences ? Y voyez-vous une cohérence ?
J’ai été réprimé, emprisonné, exclu de la société, mais je n’ai jamais perdu de vue la poésie. C’est vraiment la raison de mon existence. Au-delà d’un métier, je pense que c’est mon destin. Sans tous ces poèmes, je n’aurais pas pu exister. Sous la dictature militaire, j’ai été arrêté et incarcéré car j’ai été accusé de conspiration, d’avoir violé la loi martiale, d’être subversif. Ils ont voulu me condamner à mort avec Kim Dae-jung [ancien responsable de l’opposition et Président] pour le soulèvement populaire de Gwangju qui s’est achevé en massacre en mai 1980. La prison était comme un cercueil. Il n’y avait aucune fenêtre. Quand la lumière s’éteignait, j’étais plongé dans le noir total. Je me sentais privé du présent. Le passé a alors refait surface avec des fragments de souvenirs et les images de ma grand-mère, ma famille, des amis. Je pensais à la mort, j’ai à nouveau eu envie de me suicider. J’étais persuadé qu’ils allaient m’exécuter. Je me demandais si j’allais pleurer, réciter un poème avant de mourir. Mais les Etats-Unis et l’Allemagne sont intervenus pour défendre les prisonniers politiques et j’ai eu la vie sauve.
Comment avez-vous survécu en prison ?
Je me suis dit que j’allais écrire un long poème sur des gens qui avaient traversé les 5 000 ans d’histoire de la Corée, sur ceux que j’avais croisés. J’ai esquissé alors les Dix Mille Vies. Cette poésie m’a donné la force de survivre. Normalement, la prison est un bon endroit pour écrire mais les gardiens ne fournissaient pas les stylos, le papier, ni les livres. J’ai dû préparer mentalement les Dix Mille Vies. Les deux cellules qui étaient de part et d’autre de la mienne sont restées vides car les gardiens voulaient éviter tout contact entre détenus et les plonger dans un isolement total. Une fois, alors que je jouais seul au tennis contre un mur de la cour, un garde m’a ordonné d’arrêter. Les autorités de la prison redoutaient que j’envoie un message dans la balle de tennis au-delà du mur de la prison.
Quand des extraits de ce poème fleuve, Dix Mille Vies, ont été publiés en France, vous avez déclaré que vous vous sentiez prisonnier de la poésie. Pourquoi ?
Pour écrire tous ces poèmes, je me suis plongé dans le travail, j’étais enfermé. C’est pour cette raison que j’ai dit cela. Même après avoir fini Dix Mille Vies, je suis resté en prison car d’autres œuvres m’attendaient. Cette chambre et cette bibliothèque forment comme une prison du langage.
Une prison du langage ?
Ici, je dois écrire. Je suis enfermé dans le langage et utiliser des mots pour écrire mes poésies.
Que recherchiez-vous en allant dans l’Himalaya et au mont Paektu en Corée du Nord ?
Dans l’Himalaya, je voulais bénéficier de l’énergie de la montagne, mais, en fait, j’ai failli y laisser ma vie. Je suis monté à 6 500 mètres d’altitude en 1997. J’avais perdu 15 kilos, j’avais le mal des montagnes, j’étais très faible. Il m’a fallu de longs mois pour récupérer. Aujourd’hui, je ne recommande l’Himalaya qu’aux gens que je déteste. Je suis allé trois fois au mont Paektu. C’était une expérience très rare pour les Sud-Coréens car normalement, nous ne pouvons pas aller au nord. Il y avait une réunion d’écrivains coréens du Nord et du Sud au début des années 2000. Nous avons assisté au lever du soleil sur le mont Paektu. Ce mont revêt beaucoup d’importance pour moi. J’ai écrit un poème épique sur les militants de l’indépendance de la Corée qui se sont mobilisés autour du mont Paektu. Plus tard, un ami japonais est allé sur le mont et m’a rapporté une pierre, j’ai pleuré quand j’ai serré cette pierre dans ma main.
Des traducteurs et des professeurs comparent une partie de votre œuvre à celle de Victor Hugo…
En Asie, je suis souvent comparé au poète chinois Li Bai. Quand je vais en Amérique du Sud, on m’appelle le Neruda de Corée. En Allemagne, je suis parfois présenté comme le Goethe coréen. Je ne sais pas si ces appellations sont des exagérations ou pas. Le nom de Victor Hugo m’est très familier depuis mon adolescence. Il a écrit beaucoup de romans, de textes et poèmes, s’est engagé politiquement et il a eu une vie amoureuse très dynamique. J’aime bien les auteurs qui vivent pleinement leur vie, fidèles à leurs idées.
La littérature et la poésie françaises ont-elles été une source d’inspiration ?
Après ma période de nihilisme dans les années 60, je me suis consacré à la poésie absolue de Mallarmé. Je pense d’ailleurs que Mallarmé a un esprit proche du zen. Ensuite, j’ai été peu à peu séduit par la clairvoyance limpide et la dignité intellectuelle de son disciple, Paul Valéry. Ce dernier est toujours valable pour moi. C’est pourquoi quand je suis allé au cimetière marin de Sète, où il est enterré, j’ai ôté mon chapeau et versé un verre d’alcool sur son tombeau pour lui rendre hommage.
Sur quoi travaillez-vous aujourd’hui ?
Je participe à la rédaction d’un dictionnaire coréen avec 500 000 entrées pour rapprocher les langues du Sud et du Nord. Le langage est au cœur de l’identité coréenne. Le ministère de la Réunification nous soutient financièrement et depuis dix ans, nous nous sommes lancés dans cette grande opération. Il y a 30 chercheurs qui travaillent sur ce projet au Sud, mais il n’y a pas d’argent au Nord. L’année prochaine, une version en ligne sera disponible et, après, une édition papier verra le jour. Mais il devient de plus en plus difficile de rencontrer les auteurs du Nord à cause des tensions. La langue est, elle aussi, victime de la séparation.
Arnaud Vaulerin
Ko Un La première personne est triste Anthologie traduite du coréen par No Mi-sug et Alain Génetiot. Serge Safran éditeur, 224 pp., 18,90 €. En librairie le 19 octobre.