ENTRETIEN – Christina Pluhar est une des musiciennes les plus baroques qui soient ! Avec ses amis de l'Arpeggiata, elle a baladé son univers des grounds anglais aux Tarentelles napolitaines, avec un sens de l'improvisation et de la liberté qu'on ne retrouve nulle part ailleurs dans le paysage musical, et qui lui vaut d'être souvent boudé par la critique, mais jamais par le public ! Et comme Classykêo se trouve toujours là où il y a du public, on a voulu lui donner la parole, pour nous parler musique, la veille de la grande soirée des 25 ans de l'Arpeggiata, à la salle Gaveau. Entretien lumineux et passionnant avec Christina Pluhar…
Est-ce qu'on peut vous appeler une jazz-woman baroque?
Oui et non. Non, parce que moi-même, je ne suis pas du tout une musicienne jazz. Je viens du classique, avec une spécialisation baroque. Ça, c'est ma musique. Mais d'autre part, effectivement, il y a certains aspects dans notre manière de travailler qui ressemblent au jazz, notamment la liberté d'interprétation et l'improvisation. Je dirais aussi peut-être une absence de hiérarchie entre les musiciens, qui sont tous des grands solistes, qui se respectent énormément et qui improvisent ensemble. Ça, ça ressemble beaucoup au jazz, effectivement, beaucoup moins qu'à l'orchestre traditionnel, ou aux orchestres baroques d'aujourd'hui qui se rapprochent beaucoup des formations classiques à la fois dans la hiérarchie et dans la structure. On essaie de fonctionner différemment disons.
L'improvisation a donc une place forte dans votre projet, comme elle l'avait à l'époque baroque ?
Oui, c'est clair que l'improvisation faisait partie de la vie des musiciens professionnels depuis toujours en fait, jusqu'à Schoenberg je dirais. Je connais par ailleurs pas mal de jazzmen qui qui adorent la musique ancienne, notamment le grand Gianluigi Trovesi qui a joué beaucoup avec nous et Michel Godard, un grand jazzman français, et beaucoup d'autres qui prennent la musique traditionnelle ou la musique baroque comme base et comme thème pour développer des projets à leur goût, à leur esprit. Quand c'est un jazzman qui utilise la musique baroque pour improviser, tout le monde trouve ça génial et normal. D'accord ? Par contre, si un musicien baroque fait la même chose, il y a beaucoup de critiques. Je ne trouve pas ça juste, parce qu'on est tous des artistes avec notre liberté, qui faisons la musique comme on l'imagine. Je défends ça depuis beaucoup d'années. Et j'y tiens.
Est-ce que vous en souffrez ces critiques ? Ou est-ce que finalement vous dites que le public est là, et que c'est tout ce qui compte?
Le public est là, et il nous suit depuis 25 ans. Les salles sont pleines partout dans le monde. Les disques ont beaucoup de succès aussi. Et c'est ça qui compte pour moi. Ceci dit, je ne conçois pas mes projets artistiques pour le public. Je les conçois tout d'abord pour moi-même parce qu'on doit être fidèle à soi. Sinon, on est entraînés dans un projet commercial, et ce n'est pas du tout mon but. Mais le fait que le public nous suive et qu'il comprenne nos projets, qu'il comprenne notre manière de faire la musique, qu'il soit touché par ce qu'on fait, c'est ça qui compte.
Une amie à moi m'a dit un jour que nous avions créé un univers parallèle. Et c'est vrai qu'il est assez différent de l'univers baroque d'aujourd'hui. Et donc dans cet univers parallèle, j'invite les artistes que j'adore, avec qui j'ai envie de partager l'énergie de la scène. Et je pense que c'est ça que les gens ressentent très fort. Après, si les critiques aiment ça ou pas, ça n'a aucune importance pour moi, parce que tout le monde a le droit de penser ce qu'il veut finalement !

On aurait presque le sentiment que vous pourriez être beaucoup à faire cet entretien aujourd'hui. C'est-à-dire qu'on interviewe Christina Pluhar parce que, évidemment, vous êtes la créatrice et fondatrice et tête d'affiche de l'Arpeggiata. Mais quand on vous entend jouer, on entend pas une cheffe et ses musiciens d'orchestre. On entend une équipe qui se passe un relais. Comment ça fonctionne, un projet de l'Arpeggiata ?
Les idées des projets et le travail artistique de conception et toute la partie de management et d'organisation sont mon travail. Par contre, ce qui est complètement atypique, dans la musique classique au moins, c'est la manière dont on travaille. Là, il y a un vrai partage, et il n'y a pas de hiérarchie : tout le monde est invité à être créatif. Je suis vraiment convaincue qu'une femme a une manière différente de voir ou de faire les choses qu'un homme. Je suis convaincue que 15 têtes sont plus intelligentes qu'une seule.
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Avant de créer l'Arpeggiata, j'ai passé beaucoup d'années moi-même à jouer dans des ensembles et des orchestres. Et il y avait toujours une grande frustration à voir des personnes qui ont un talent fou, ne pas avoir l'occasion de l'utiliser dans les productions. Ce n'était pas bienvenu de faire autre que d'exécuter ce qui était demandé par les chefs.
Nous, ce qu'on partage, j'appelle ça le jardin secret des artistes. Celui qu'on a pas l'occasion de partager en concert, mais qui s'exprime après le concert, quand on ressort les instruments et qu'on joue ensemble. Chez nous, ce jardin secret, on a le droit de le montrer au public.
Et c'est quoi le secret de ce jardin secret ? C'est quoi la recette de l'Arpeggiata ?
On me pose souvent cette question. Je crois que les choses sont très simples en fait : comme a dit Duke Ellington « il n'y a que deux sortes de musique : la bonne et la mauvaise ». De la même manière, si vous avez des musiciens formidables, c'est très difficile de faire un mauvais projet. Donc mon grand travail, c'est vraiment la recherche des artistes, et des moyens pour les faire jouer ensemble en fait…
Passons à votre dernier disque : Terra Mater. Alors c'est quoi celui-là ?
Ça, c'est un projet très particulier, construit autour de l'extraordinaire chanteuse Malena Hermann, qui a déjà une grande carrière, mais qui est aussi la maman de Greta Thunberg ! Elle a même écrit un livre sur sa famille qui s'appelle « The House is on Fire ». Elle a transformé sa carrière, qui était internationale, parce que Greta lui a demandé de ne plus prendre l'avion. Donc depuis quelques années, elle a plutôt chanté en Suède où elle habite.
Il y a un an, on a été invitées toutes les deux dans un festival en Autriche, à Melk, où les directeurs voulaient qu'on fasse un projet ensemble, et j'ai dit oui tout de suite parce que c'est une chanteuse vraiment extraordinaire. J'ai eu l'idée d'orienter ce projet vers la nature, et le résultat de ce travail c'est Terra Mater. Un peu comme toutes les musiciennes de l'Arpeggiata, Malena Hermann est une chanteuse extrêmement versatile. Elle chante le classique, le baroque avec une virtuosité éblouissante. Mais elle chante merveilleusement bien le jazz aussi, par exemple. Donc on s'est beaucoup amusé avec elle, vraiment. Nos musiciens ont adoré improviser avec elle.
C'est donc un disque politique ?
Non. Je ne pense pas que les disques soient des moyens de faire passer des messages politiques. Mais j'espère qu'avec ce projet-là, on pourra toucher un public jeune. Ça serait génial. Et pour tout vous dire, je ne suis pas sûre qu'un disque puisse avoir une influence sur le changement climatique…
Mais en même temps, le thème de la nature me semblait évident dans ce contexte. On a trouvé des choses vraiment très belles avec beaucoup de sons d'animaux, des souris, des grenouilles, des poulets, des oiseaux évidemment, et des textes sur les orages, sur la nature en général. C'est surtout un projet très amusant !

Et Malena Hermann sera là pour votre grande soirée anniversaire, le 8 février à la Salle Gaveau ?
Je ne veux pas trop révéler qui sera là en avance, parce qu'on veut vraiment que le concert de 20h30 soit plein de surprises ! En revanche je peux vous dire que le concert de 17h tournera autour du programme de Tarentelles qu'on a travaillé avec Marco Pizli qui faisait partie du disque Alla Napoletana. Pour le reste, je veux vraiment garder la surprise, en plus c'est le jour de mon soixantième anniversaire !
Alors peut-être qu'on vous en fera une à vous, de surprise !
Oui, qui sait ?