Dans son nouvel essai, l’historien démographe part à la recherche «d’un inconscient planétaire magnifiquement refoulé» et ne craint pas d’analyser les systèmes familiaux, de l’apparition d’Homo sapiens à Donald Trump. L’aboutissement des travaux d’un chercheur dont les méthodes font débat.
Il fallait oublier Charlie. La polémique, les coups donnés et reçus. Dans l’ouvrage Qui est Charlie ? paru en mai 2015 au Seuil, quatre mois à peine après le meurtre des journalistes satiriques, Emmanuel Todd entendait montrer que la foule descendue au lendemain de l’attentat n’était pas tant mue par une noble cause - la liberté d’expression, les droits de l’homme - que par un automatisme de classe : bourgeois d’extraction catholique («cathos zombies», écrit-il), européaniste tendance autoritaire, voire islamophobe. Qui est Charlie ? provoque un tollé. L’historien démographe était connu pour ses emportements théoriques, contre l’euro ou pour la nation. En s’attaquant aux millions de Français descendus dans la rue, il dépassait les bornes. Le livre s’est vendu à 50 000 exemplaires - bon score pour des sciences sociales -, mais son auteur est cloué au pilori : un «intellectuel qui ne croit plus en la France», s’indigne Manuel Valls, alors Premier ministre. Dur pour un défenseur de la nation.
Dr Folamour des sciences sociales ? «Je suis extrêmement fier d’avoir fait Charlie, mais j’ai compris que j’avais blessé des gens, admet-il. J’ai perdu des copains et je dirai à ma décharge que j’ai fini par me rendre malade.» Il fallait retrouver du crédit. Se calmer, se protéger aussi. Mais pas abdiquer sur la «méthode Todd». Il paraphrase l’Homme sans qualités de Musil : «Le but du savant, c’est de voir ce que les autres n’ont pas vu. Et avec un plaisir pervers, de retourner la réalité. Le savant n’est pas un type sympa. "La Terre tourne autour du Soleil", ça n’a pas du tout été vécu comme sympa ! C’est tout le plaisir scientifique.» Et son plaisir à lui.
Le polémiste. Avec Où en sommes-nous ?, un 500 pages qui vient de paraître au Seuil patiemment élaboré ces six dernières années, il veut faire oublier Todd le polémiste, celui qui, en 2012, légitimait son vote socialiste en pariant sur un «hollandisme révolutionnaire» (cette année, il a opté pour le combo Mélenchon, puis abstention - re-tollé dans son entourage !). Todd le savant veut retrouver le temps long de l’histoire. Théoriser le décrochage peuple-élite sur lequel il a été l’un des premiers à alerter. Démontrer pourquoi l’esprit des nations perdure malgré la mondialisation. Ce qui ne l’empêche pas, cette fois encore, d’émailler son livre de propos provocateurs, sur la face sombre, «ethnique et xénophobe», de la démocratie, sur la dérive autoritaire «à l’allemande» de l’Europe ou sur le contre-modèle somme toute respectable que serait la Russie de Poutine (lire son interview). Dans sa grande fresque historique et totalisante, il enjambe allègrement siècles et millénaires, au risque de développements ahurissants - comme lorsqu’il convoque l’Homo sapiens pour expliquer pourquoi les Américains sont fondamentalement démocrates.
Psy au chevet d’un pays, et maintenant d’un monde, Todd veut «aller plus profondément que la surface économique et politique des faits». Il dévoile le «subconscient» des nations, met en lumière la manière dont les systèmes éducatifs d’abord, mais plus profondément encore, les réminiscences du religieux et les structures familiales ancestrales façonnent encore nos inconscients. «Une révolution intellectuelle d’ampleur copernicienne», écrit-il immodestement dans son nouvel essai.
Structures familiales. «Mes analyses semblent sorties de nulle part mais je suis passé par l’école d’anthropologie historique de Cambridge», rappelle-t-il bien calé dans un fauteuil de son appartement du XIVe arrondissement parisien. Grandes pièces un peu vides, moulures passées, cet appartement est l’espace familial entre tous : celui de sa mère, une publicitaire aujourd’hui décédée, la fille de l’écrivain Paul Nizan, l’ex-épouse du journaliste Olivier Todd, la petite-cousine de Claude Lévi-Strauss ! C’est ici que Todd mène, depuis quarante ans, son travail… sur les structures familiales. «Ce qui n’a rien d’un hasard pour un homme qui a grandi dans une famille d’une telle complexité, confie son "frère de lait", le journaliste Bernard Guetta. "Mano" a consacré sa vie à percer l’énigme de son enfance.» Contre le postulat de l’Homo œconomicus et la «nullité des économistes issus de l’establishment universitaire ou mercenaires de la banque», Todd fait de la primauté du familial l’axe principal de sa recherche. «Penser qu’il existe un individu abstrait, politique et économique est totalement irréaliste. Je suis un des rares chercheurs qui ne soit pas schizophrène !»
De son fauteuil, il montre un coin du salon : «J’étais allongé dans le canapé de ma mère, là-bas, je regardais le plafond. Tout d’un coup, j’ai vu se superposer la carte du communisme achevé, au milieu des années 70, et la carte des structures familiales communautaires.» Eurêka, c’est son premier gros coup - scientifique et éditorial. On est en 1976, il a 25 ans, et il prédit la fin de l’empire soviétique grâce à son analyse de variables démographiques lourdes, comme le taux de mortalité infantile. Son livre, la Chute finale,(Robert Laffont), fait grand bruit. Depuis, il a annoncé la stagnation américaine et les révolutions arabes - mais aussi l’affaissement du FN, qui n’est pas encore arrivé !
Ce dilettantisme apparent, ce ton de madame Irma, c’est ce qui agace une grande partie du monde universitaire. «Todd, c’est l’homme valise, ironise Patrick Simon, ex-collègue à l’Institut national des études démographiques (Ined). Il y a beaucoup de propositions dans ses livres parmi lesquelles on peut picorer. Les journalistes adorent, et c’est dans une de ses notes pour la Fondation Saint-Simon que Chirac a trouvé son fameux thème de la "fracture sociale". Dans tout ce qu’il dit, il y a toujours des observations astucieuses, mais la théorie d’ensemble ne tient pas.»
«Décalé». Todd n’a jamais vraiment été accepté par la plupart de ses collègues à l’Ined, dont il a dirigé la bibliothèque et où il a été nommé ingénieur de recherche (un grade moins prestigieux que celui de chercheur, dans cet univers très attaché aux codes), avant de prendre sa retraite. Mais il n’a jamais vraiment cherché la reconnaissance de ses pairs non plus. Sauf au début de sa carrière, il a peu publié dans les revues scientifiques, peu participé aux colloques pour y faire valider ses hypothèses. «Ce n’est pas parce qu’il est décalé par rapport aux schémas actuels de la vie scientifique qu’il dit n’importe quoi, prévient Vincent Gourdon, directeur de recherches au CNRS et spécialiste d’histoire de la famille. L’idée qu’il y ait un lien puissant entre les valeurs familiales et politiques - et que ce lien se traduise sur le long terme - est très loin d’être absurde.»
C’est la clé de voûte du «monde» Todd. Selon lui, tout territoire reste encore marqué par son modèle familial historique - «famille souche» en Allemagne et au Japon, «famille nucléaire» du Bassin parisien ou des Etats-Unis, «famille communautaire» chinoise ou russe -, auquel il fait correspondre un ensemble de valeurs politiques : égalitaires dans le Bassin parisien où l’héritage était réparti équitablement entre enfants, autoritaires en Allemagne où l’on désignait un héritier unique. La famille nucléaire égalitaire participe de la Révolution française. La famille souche allemande a fait le lit des régimes autoritaire et des dérives autocrates européennes aujourd’hui. «Dès le début des années 80, il a posé que les variables familiales pouvaient expliquer davantage les changements et les diversités d’une société qu’une lecture fondée sur les classes sociales. A l’époque, c’était novateur, pointe Gourdon. Et le débat historiographique actuel revient en effet sur la manière dont, dans certains lieux, le choix des héritiers a pu influer sur le rapport au politique des populations.»
C’est en passant par l’Angleterre que l’étudiant Todd se forge cette contre-vision du monde, hors des modèles explicatifs dominants (lutte des classes et rapports économiques). Ses parents ont préparé le terrain. «Son attachement à la Grande-Bretagne et son antigermanisme primaire sont inscrits dans son histoire familiale», analyse Guetta. Les deux hommes sont nés à deux mois d’intervalle, dans des familles très «PSU» et viscéralement opposées à la guerre d’Algérie, mais sont strictement en désaccord sur tout. Ce qui n’a jamais gâté leur amitié. «Dans la famille de Mano, poursuit le journaliste europhile, on préfère l’île britannique à la frontière allemande, c’est très profond.» Une partie est juive et s’est réfugiée à Hollywood pendant la Seconde Guerre mondiale. Et même si sa mère accrochait un crucifix au-dessus de son lit, il le reconnaît avec un humour très British : «Je suis un bon juif. Je prends la famille très au sérieux !»
Ses parents l’élèvent dans le culte très anglo-saxon du respect des faits. «De l’horreur du langage compliqué aussi, et, je dois l’avouer, un mépris absolu de la philosophie française.» Jeune homme d’une timidité maladive, il est envoyé outre-Manche par son professeur d’alors, l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie. Il rêvait d’écrire une histoire mathématisée - il excellait dans la matière -, le voilà à explorer des archives sur les structures familiales dans le bassin français de Saint-Omer, sous la houlette de Peter Laslett, anthropologue et historien, pape du renouveau des études sur les systèmes familiaux. Laslett découvre que la famille était nucléaire au XVIIe siècle en Angleterre, Alan MacFarlane, examinateur de la thèse de Todd à Cambridge, met au jour le lien entre famille nucléaire et individualisme anglais. «Et moi, raconte Todd du fond de son fauteuil familial,petit étudiant français, je fais ce qu’on attend d’un Français : je généralise l’hypothèse à l’échelle planétaire (Rires.). C’est notre job, nous, les Français : on a bien universalisé les droits de l’homme et la révolution !»
Ainsi débute une carrière iconoclaste, hors des circuits académiques. Emmanuel Todd étudie, généralise, met au point le concept de «mémoire des lieux» : les structures familiales et religieuses vieilles de plusieurs siècles détermineraient encore, de manière latente, «les tempéraments régionaux».C’est ainsi que les Bretons manifestant, en janvier 2015, en soutien à Charlie Hebdo se sont retrouvés estampillés «cathos zombies», inconsciemment poussés à marcher contre les musulmans.
Nations. «C’est une boîte magique, tranche le démographe Patrick Simon, l’un des maîtres d’œuvre de la grande enquête «Trajectoires et Origines» de l’Ined. Jamais Todd ne formalise comment, selon lui, le lien entre un lieu et une vision sociale et politique subsiste à travers les siècles, malgré les migrations et le changement social. Todd personnalise les nations, il croit à l’esprit des lieux, à la psychologie des foules. En ce sens, il est l’héritier de Siegfried, Gustave Le Bon et de Renan.» Son ami Guetta précise : «Mano est totalement sincère. Il ne cherche pas à créer systématiquement le scandale. Mais c’est toujours la même chose avec lui : il a des intuitions géniales qu’il systématise de manière outrancière. Et va parfois jusqu’à chercher des données pour valider ses a priori idéologiques.»
Trop systématique, trop déterministe, Todd ? «Les sociétés n’ont pas envie d’avoir la vérité sur elles-mêmes. Dès sa naissance, l’homme porte en lui un programme bien utile d’aveuglement à sa fin ultime qui déborde sur d’autres domaines. Oui, c’est terrible d’expliquer les comportements humains, de dire que les Français sont libéraux par tempérament, et non par choix. Mais si c’est vrai, qu’est-ce que j’y peux ? La mort aussi, c’est affreux», s’esclaffe-t-il. Pour son éditeur, le PDG du Seuil Olivier Bétourné, l’ambition d’Emmanuel Todd est phénoménale. «Une ambition à contre-courant qui a rencontré son public.» Un des rares chercheurs en sciences sociales à vendre à 50 000, voire 80 000 exemplaires. Connu du grand public. «J’ai toujours considéré que Todd était un symptôme, éclaire Simon. Il y a actuellement un besoin de se réinscrire dans une histoire longue. Les travaux de Todd donnent une cohérence artificielle à l’histoire du monde. On dit que l’histoire serait faite de ruptures, de guerres, de drames ? "Non", dit Todd, en fait rien ne change.» Ni intellectuel classique - il travaille sur des données -, ni chercheur académique, il est un «drôle de cocktail», dit son éditeur : «Historien, anthropologue, sociologue, il n’est rien de tout ça, et tout en même temps. Il s’est rencontré lui-même, ce n’est pas rien.»
Par
Sonya Faure
et
Cécile Daumas
Il dit avoir voulu «revenir au plaisir de l’observation historique». Mais avec Où en sommes-nous ?
(Seuil), l’historien et démographe Emmanuel Todd se fait aussi le
chroniqueur - pessimiste - de notre actualité, qu’il entend replacer
dans le temps long. «Notre modernité, écrit-il, ressemble fort à une marche vers la servitude.»
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