Dans ses derniers textes, le philosophe Gilles Deleuze évoque l’« installation progressive et dispersée d’un régime de domination » des individus et des populations, qu’il nomme « société de contrôle ». Deleuze emprunte le terme de « contrôle » à l’écrivain William Burroughs mais s’appuie pour formuler son idée sur les travaux de Michel Foucault consacrés aux « sociétés disciplinaires ». Dans ces dernières, que Foucault situe aux XVIIIe et XIXe siècles et dont il fixe l’apogée au début du XXe, l’individu ne cesse de passer d’un « milieu d’enfermement » à l’autre : la famille, l’école, l’armée, l’usine, l’hôpital, la prison... Toutes ces institutions, dont la prison et l’usine sont les modèles privilégiés, sont autant de dispositifs propices à la surveillance, au quadrillage, à la maîtrise des individus constitués en « corps » (démographique, politique, salarial, etc.) dociles, insérés dans des « moules ». Le développement des sociétés disciplinaires correspond à l’essor du capitalisme industriel, que Deleuze définit comme un capitalisme « à concentration, pour la production, et de propriété », qui « érige donc l’usine en milieu d’enfermement ».
Or, selon Deleuze, nous assistons à une crise généralisée de ces milieux d’enfermement, concomitante de la transformation du capitalisme industriel en capitalisme « dispersif », de surproduction, « c’est-à-dire pour la vente ou pour le marché », où « l’usine cède la place à l’entreprise ». Ce nouveau type d’organisation, qui s’appuie sur l’évolution technique et le développement des technologies de l’information et de la communication, semble garantir une plus grande marge de manœuvre aux individus, des espaces-temps plus ouverts et flexibles, davantage de mobilité, mais en apparence seulement. Car, contrairement aux dispositifs disciplinaires, qui procèdent par la coercition et la concentration des corps, le mouvement et la liberté de circulation sont les conditions nécessaires à l’exercice d’un pouvoir qui opère désormais par « contrôle continu » de tous les aspects de l’existence et par « communication instantanée ».
L’entreprise, fondée sur une idéologie et un mode de fonctionnement spécifiques – la « rivalité inexpiable comme saine émulation » –, y joue un rôle central, et le marketing, qui permet d’influencer les consommateurs, de fabriquer des comportements et de formater les esprits au moyen de techniques toujours plus affinées, est « maintenant l’instrument du contrôle social ».
Ces sociétés, celles des ordinateurs, des dispositifs informatiques de télésurveillance et de la cybernétique, n’ont pas encore aboli les précédentes, souligne Deleuze. Mais elles émergent à la faveur de la décomposition des institutions disciplinaires en procédés plus souples et plus insidieux d’assujettissement. Et face « aux formes prochaines de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux et bienveillant ».
Olivier Pironet
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